mercredi 27 février 2013

Juste une note

Je n'ai pas envie de profiter d'un décès pour faire de la promo, mais ne pas du tout le mentionner me semblerait faire preuve d'une indifférence glaciale. La mort de Stéphane Hessel ce matin nous rappelle évidemment à toutes les 7 - Anne-Gaëlle Balpe, Sandrine Beau, Annelise Heurtier, Agnès Laroche, Fanny Robin, Séverine Vidal et moi - qu'on est très reconnaissantes envers cet homme avec qui on a un lien un peu spécial, car il avait magnifiquement préfacé notre roman collectif On n'a rien vu venir. Il y a encore des blogueurs qui le découvrent. Aujourd'hui, c'est cette lettre ouverte très touchante.

Hessel nous a très généreusement accordé sa bénédiction et ça nous a porté chance. Il a changé les choses pour beaucoup de gens, pacifiquement, par le langage; et ça, ça nous parle à tous, évidemment, en tant qu'auteurs et lecteurs.


M comme Maison

Quand j'étais petite, l'un de mes livres préférés de chez préférés, c'était celui-ci: La maison aux mille bonheurs, de Paul-Jacques Bonzon. C'était un bouquin de lecture suivie, donc découpé en chapitres avec exercices et listes de vocabulaire, que ma mère avait eu à l'école dans les années 60 et qu'elle m'avait passé. C'est l'un des meilleurs livres pour enfants que j'aie jamais lu, relu, rerelu et rererelu. C'est une histoire absolument merveilleuse: Olivette, Courtes-Pattes et Cigalou vont passer des vacances extraordinaires dans le mas de l'Oncle Figue, qui a des koalas, un chameau, tout un tas de bric-à-brac génial, et leur raconte l'histoire terrifiante de la Tarasque. Si vous le trouvez dans une brocante, achetez-le fissa, les amis. Ou sinon, allez jeter un oeil à cette version très probablement illégale, mais vous n'aurez pas l'odeur du vieux papiers et les splendides aquarelles.


Si vous avez besoin de davantage de preuves que j'étais fort adepte de récits domestiques quand j'étais gamine, sachez que mon Tintin préféré était Les bijoux de la Castafiore, et mes Martine préférés Martine petite maman, Martine à la maison et Martine chez Tante Lucie (le caftez pas à mes éditrices de Talents Hauts siouplé).

Qu'ont en commun tous ces jolis récits bourgeois? La maison. La maison, c'est un motif irréductible du livre jeunesse, et pourtant en réalité les récits qui s'y déroulent entièrement sont plutôt rares. Car en général, la structure typique de l'histoire pour enfants, c'est la suivante:

Maison --> Dehors --> Maison


Que l'on peut décliner en d'autres termes; confort --> aventure --> confort, intérieur --> extérieur --> intérieur, etc. Mais cette structure est littérale dans 90% des récits pour la jeunesse, et figurative dans le reste. Harry Potter y est extraordinairement fidèle, par exemple, et le retour annuel à la maison pourtant atroce des Dursley est même justifié par un élément central de l'intrigue.

Pictures of Home, Colin Thompson
Symboliquement, même des histoires comme Les bijoux de la Castafiore ont cette structure. Car même si l'intrigue se déroule intégralement à Moulinsart, celui-ci n'a justement plus le statut de maison: le château n'est soudainement plus le confortable home qu'il est d'habitude. Il est constamment assiégé par des éléments extérieurs - les romanichels, la Castafiore, Séraphin Lampion et sa clique, et même le téléphone et la télévision; il devient dangereux (la marche cassée qui invalide le capitaine, la guêpe qui le pique); il semblerait qu'il y ait un intrus qui vient y voler des choses. La maison est symboliquement détruite.

Il est donc question dans toute la BD de faire regagner à Moulinsart son statut de maison. La fin, avec le départ de tous ces intrus, la solution du vol, etc, salue le retour à la maison de Tintin et du capitaine, alors qu'ils ne l'avaient en fait jamais quittée physiquement - seulement symboliquement.

Le motif de la maison en littérature jeunesse est historiquement fortement 'genré' - les livres 'pour filles' et les livres 'pour garçons' n'ont la même conception de l'espace domestique et de cette structure maison --> dehors --> maison, parce qu'ils ne remplissent pas la même fonction.

La maison dans les livres traditionnels pour filles est un espace à apprivoiser - à domestiquer au sens propre du terme. Elle se trouve miniaturisée, très souvent, sous la forme d'une maison de poupées qui concentre un conflit fictif, et au travers de laquelle la petite héroïne apprend à maîtriser son espace. Souvent, l'impératif est de grandir en bonne maîtresse de maison. On peut alors dire que la petite fille commence symboliquement son parcours dans la nursery, va 'au-dehors' en s'occupant de l'espace domestique, et termine symboliquement dans la cuisine ou dans la salle à manger. Elle passe du statut d'enfant à celui de ménagère.

Ce sont généralement des récits très bourgeois et la maison est amoureusement et minutieusement décrite, comme pour séduire la petite lectrice et lui inculquer un fort attachement pour les effets domestiques et leur valeur. Et ça a son petit effet, malheureusement, car même la plus endurcie des féministes aurait du mal à ne pas craquer sur cette délicate cage à oiseaux, ces tomettes artistiquement mal alignées, ce tapis rétro... Evidemment qu'on a envie de les nettoyer à fond, hein Martine?

Maurice Sendak, Max et les Maximonstres
Pendant ce temps, le parcours traditionnel du héros mâle, s'il s'encadre aussi de la maison de chaque côté de l'aventure, ne présente pas l'espace domestique de la même manière. C'est un endroit où l'on s'ennuie et qui est frustrant, où les parents (surtout la mère) règnent en despotes (Max et les Maximonstres); les événements extérieurs et intrusifs fascinent (L'île au trésor). Il y a un départ physique du home.

Quand le garçon revient, ce n'est pas pour s'installer dans la maison et en faire son projet; c'est pour faire bénéficier les habitants de la maison de son expérience acquise à l'extérieur, comme un microcosme où se répercuteraient les changements sociopolitiques que le héros a occasionnés dehors. Percy Jackson, qui a en réalité deux maisons, 'fait le ménage' du pouvoir de l'adulte dans l'appartement de sa mère (qui pétrifie l'odieux beau-père) et revient en vainqueur au camp des demi-dieux, grâce à l'autorité quasi-divine qu'il a acquise. Là encore on a un héros qui grandit d'enfant à adulte, mais dont la maison est moins un point d'ancrage qu'un échantillon représentatif du monde qu'il a conquis.

Heureusement, ces jours-ci, les parcours héroïques par rapport à la maison dans la littérature jeunesse sont beaucoup plus 'dégenrés'; enfin, disons qu'il est devenu tout à fait acceptable pour des filles d'avoir des aventures extradomestiques comme les garçons, mais qu'il est beaucoup moins habituel de trouver des récits exclusivement intradomestiques avec des petits mecs. Comme d'hab', la fille est autre et peut se normaliser, mais le garçon est norme et on ne veut pas l'aliéner. Mais c'est un autre débat.

Bon, j'en ai encore écrit des tartines moi! Allez, on se voit vendredi pour parler de Nature.


lundi 25 février 2013

L comme Littératie

C'est avec plaisir que j'ai découvert la version française de ce mot dans le dernier Philosophie Magazine. Ca faisait plusieurs années que je me demandais comment traduire l'omniprésent literacy, concept crucial dans l'étude de la littérature jeunesse et les sciences de l'éducation en Anglosaxonistan. Certains disaient 'alphabétisme' ou 'lettrisme', mais ce ne sont pas des traductions très heureuses. Littératie me plaît beaucoup plus car ça ne se réfère à rien d'autre.

Bon, c'est quoi alors?

La littératie désigne la capacité à déchiffrer, comprendre, naviguer et extraire des informations d'un texte. 'Texte' est ici pris au sens très large: on peut parler de littératie visuelle (visual literacy), informatique (computer literacy), ou même sociale ou émotionnelle - mais c'est aller un peu loin, je trouve. En bref, le développement de la littératie, c'est le processus de familiarisation avec les codes et les symboles visuels et verbaux qui nous entourent.

Et ce qui est très important, c'est que ce n'est pas inné. La littératie est une acquisition graduelle d'une certaine intelligence du texte, modulable et transformable. Evidemment, c'est très clair pour la lecture pure et simple (le déchiffrage des lettres et des mots); mais il faut bien se rendre compte que la capacité à 'lire' une image n'est non plus donnée d'avance. Exemple:

Extrait de L'arbre sans fin par Dieu Claude Ponti

Racontez-moi donc ce qui se passe là-dedans. 'Oh, rien de très compliqué,' me direz-vous. 'Le monstre bondit sur Hipollène, ensuite Hipollène réplique par une blague et le monstre en est tout éplapourdi.'

Eh bien, pour me concocter ce synopsis apparemment simplissime, vous avez en fait procédé à une lecture de l'image et du texte extraordinairement sophistiquée. Voici ce qu'a fait votre bien malin petit cerveau: 
  1. Il y a deux images, mais ça ne veut pas dire qu'il y a deux Hipollène et deux Ortic. Ce sont les mêmes personnages.
  2. Ces deux images représentent deux moments narratifs. 
  3. L'image qui est à droite suit chronologiquement celle qui est à gauche; d'où votre 'ensuite' dans la narration.
  4. Le texte sous chaque image accompagne et commente l'image qui le surplombe. Le texte de droite suit donc chronologiquement le texte de gauche. 
  5. L'action désignée par le texte sous l'image de gauche se déroule plus ou moins en même temps que l'image qui l'accompagne.
  6. Cependant, la réaction du monstre dépeinte sur l'image de droite se déroule chronologiquement après l'exclamation d'Hipollène qui est citée sous le texte.
Prenez un moment pour applaudir vos neurones bien costauds qui ont tricoté tout ça pour vous en un temps record sans même que vous vous en aperceviez.

C'est qu'ils ont acquis, au cours de votre éducation et de votre expérience des textes, un bon degré de littératie verbale et visuelle: une excellente intelligence des codes narratifs qui permettent la compréhension de tel ou tel texte, ici l'album jeunesse classique. 

Evidemment, personne n'explique jamais ces codes à l'enfant de cette manière, donc sa littératie se développe un peu anarchiquement. Par exemple, l'adulte va inconsciemment mettre le doigt sur une image, puis passer à celle de droite, faisant comprendre à l'enfant que dans un album occidental une image 'se lit' de gauche à droite.

Mais il se peut tout à fait qu'il faille encore longtemps avant que l'enfant comprenne, par exemple, que Gilles Bachelet n'a pas 4 chats mais seulement 1; que cette image représente ce chat dans quatre états différents à des moments différents, et dont on doit estimer qu'ils ne sont pas forcément en ordre chronologique mais expriment plutôt les habitudes du chat:

Mon chat le plus bête du monde

Encore une fois, vous étiez arrivés à cette conclusion tout seul comme un/e grand/e grâce à votre littératie ma foi fort performante.

Mais toute littératie, toute intelligence du signe, parce qu'elle est acquise et non innée, est donc une littératie en situation, extrêmement ancrée dans une culture et une histoire visuelles et verbales précises. Si je vous donne à me décrypter une page de manga et que vous n'êtes pas un aficionado, vous risquez soudainement de trouver ça beaucoup plus difficile.

De même, l'apprentissage de la littératie s'exerce dans des tas de domaines différents au sein d'une même culture, et sans connaître ses codes (et donc sans savoir comment, dans quel sens, et pourquoi le lire) vous ne comprendrez rien au diagramme suivant:


Ces jours-ci, la littératie informatique - en particulier la capacité à programmer et à lire les programmes - est souvent l'apanage des plus jeunes. Ils sont aussi davantage à l'aise avec des formes de littératie émergente et donc assimilent plus rapidement les codes, par exemple, des jeux vidéo, des applis, etc. Alors que les plus âgés sont sans doute plus à l'aise pour attaquer des blocs de texte sans support graphique, comme on trouve dans les journaux.

Bref, pour l'étude de la littérature jeunesse, on s'intéresse souvent aux types de littératie que tel ou tel livre, tel ou tel format, tel ou tel style graphique développe chez l'enfant. On se pose aussi la question de savoir quelles sont les présuppositions contenues à l'intérieur d'un texte quant au niveau de littératie estimé chez son lecteur. Il est fascinant de voir que même les livres pour bébés estiment chez leur lecteur une intelligence de l'image extrêmement haute. Ce simple livre-jouet par exemple:

Il implique que son mini-lecteur à bavoir va comprendre que c'est une pomme et un canard même si dans la réalité, un canard ne ressemble pas à ça, une pomme ne fait pas la même taille qu'un canard, et ni l'un ni l'autre n'est tout plat et collé sur un bout de tissu. Le bébé, en d'autres termes, est censé avoir déjà compris qu'il s'agit de représentations (allô Magritte, ceci n'est pas une pomme!) et avoir commencé à en assimiler les codes.

Du coup, et grâce à ce bombardements de représentations, les cerveaux des enfants s'habituent très vite à décoder le monde. Beaucoup d'études empiriques ont montré que les enfants prélecteurs ont, du coup, une littératie visuelle très développée; une grande familiarité avec l'image. Ils détectent dans les illustrations des albums nombre de détails importants que les adultes lecteurs, qui ont une lecture très rouillée du visuel car ils s'appuient beaucoup plus sur le verbal, n'auraient jamais remarqués.

Voilà pour aujourd'hui. Mercredi, je vous invite à la Maison!

vendredi 22 février 2013

K comme Kindle et Kobo

Bon, ce titre est un peu un mensonge - ce billet n'est pas vraiment sur le Kindle et le Kobo mais sur les 'applications' de littérature jeunesse sur tablettes. Mais c'était une manière d'utiliser le K, ki est kompliké komme lettre!

D'abord, une petite vidéo, pour ceux qui ne l'auraient jamais vue...:

'Un magazine est un iPad qui ne fonctionne pas'



Les applications pour enfants sur tablette sont de plus en plus nombreuses, et d'ailleurs en écrivant ce billet je vois que ces derniers jours s'est déroulé le premier 'Salon du Livre de Demain', lors duquel a notamment été récompensée l'appli de ma pote Séverine Vidal, Conte du Haut de mon Crâne.

Ce genre de choses, en gros, suscite deux discours:

1) Catastrophisme ériczemmourien:

'Que va devenir la littérature, ma bonne dame, avec tous ces trucs-machins électroniques qui font semblant d’être des livres pour enfants? Moi à quatre ans, je lisais la Critique de la Raison Pratique, pas la version ipadisée de Spot fait un dessin!'

2) Jeunisme nikosaliagasesque:

'C'est qui ces gros losers qui sont encore en train de lire des bouquins en papier? Comment ils sont trop yesterday, quoi! Et puis toute façon, maintenant c'est inévitable, c'est déjà là donc il faut s'y faire et puis voilà.'

Honnêtement, je caricature à peine. Il faut voir les débats fort élevés sur le sujet qui donnent lieu à de bloguesques rages. Mais qu'en pensent les chercheurs en littérature jeunesse?

Eh bien... pas encore grand-chose. En fait, on attrape un peu le train en route; il y a encore peu de recherches académiques sur le sujet. Mais il y en a de plus en plus, c'est évident: cette année, le colloque de l'International Research Society for Children's Literature et celui du Child and the Book (deux grands rendez-vous internationaux en littérature jeunesse) ont pour thème les technologies et le multimédia en littérature jeunesse.

Une autre appli dont on entend parler ces jours-ci, chez Audois & Alleuil
Mais ce sont surtout, comme il fallait peut-être s'y attendre, les 'jeunes' - entendez, les doctorants - qui mènent la marche. L'une de mes amies et collègues à l'université de Barcelone, Celia Turrion, est en ce moment en train de faire une thèse sur l'esthétique des applications pour enfants sur tablettes (hispanophones - elle a un blog fascinant sur le sujet ici). J'entends de plus en plus parler de ce genre de recherches, et je pense qu'on va vers une explosion théorique très intéressante, quoique probablement assez anarchique à ses débuts, comme c'est souvent le cas.

Si on clarifie un peu le territoire de recherches qui s'annonce, on a plusieurs approches possibles:

L'approche esthétique: 'à quoi ça ressemble?'

pas (encore) à ça
Quelles sont les caractéristiques spécifiques de l'appli, par rapport à et indépendamment du 'codex' (livre papier)? Evidemment, c'est une approche qui doit souvent conjuguer l'analyse littéraire avec l'analyse visuelle, mais aussi avec d'autres champs d'étude. La ludologie ou ludistique, par exemple, est l'étude des jeux et jouets, et représente une perspective très utile quand il s'agit d'analyser des textes qui présentent une certaine interactivité et un principe ludique. Et puis la musicologie, bien sûr - puisque nombre de ces applications sont mises en son. Sans parler de l'analyse cinématographique ou scénographique, quand les animations sont complexes.

L'approche pédagogique: 'à quoi ça sert?'

C'est surtout elle qui concentre les débats idéologiques. Il est trop facile d'affirmer que l'enfant accro à l'écran n'apprend pas, ne mémorise pas, ne comprend pas aussi bien que le lecteur estimé plus 'actif' d'un lire 'en dur'. Il est également ridicule de faire un bel auto-dafé des codex en affirmant que l'avenir appartient aux lectures multimédia.

C'est un livre! de Lane Smith
Ces positions cachent en réalité un tout autre problème, qui est une crise identitaire profonde de l'adulte. Il y a un gouffre qui s'ouvre entre les 'digital natives', les 'natifs numériques' (selon moi, la génération post-Y, nés au début des années 2000) et les autres... c'est-à-dire, en ce moment, les 'adultes'. On peut faire une analyse idéologique assez simple ici. L'adulte, c'est celui qui, historiquement, apprend à lire à l'enfant, et donc l'introduit dans une culture littéraire et linguistique encadrée.

Mais ce qu'on voit avec les 'digital natives', c'est que même pré-lecteur, l'enfant... est capable tout seul d'accéder au texte. On voit revenir les angoisses vis-à-vis de la télé, baby-sitter et institutrice. Le bébé qui tapote un ipad, ouvre une appli, se fait lire un livre, c'est le bébé déjà hors du contrôle de l'adulte. Mais bon, hors du contrôle, c'est beaucoup dire, car qui a téléchargé les applis? En fait, il n'y a aucune raison de dramatiser. Contrairement à la télé, et jusqu'à assez tard dans l'enfance, le parent est toujours là pour encadrer, même absent de l'événement de lecture.

Les questions centrales de l'approche pédagogique, ce sont les suivantes: l'enfant-consommateur d'applis est-il plus ou moins passif que l'enfant lecteur ou co-lecteur de codex? Apprend-il à développer d'autres formes de lecture? Et a-t-il accès à des applis de qualité? - ce qui nous ramène au questionnement esthétique.

L'approche disciplinaire: 'qui est-ce que ça concerne?'

Les lettres? Les sciences de l'éducation? L'étude des médias? Tout le monde se refile plus ou moins la patate chaude de couloir en couloir dans la tour d'ivoire. Très franchement, personnellement, les applis, ça m'intéresse très peu comme objet d'étude. Ou du moins, pas plus que les dessins animés, les jeux vidéo pour enfants, etc - tous ces autres médias dont je suis ravie qu'ils soient étudiés, mais pas par moi. Je ne me sens absolument pas 'obligée' de les étudier parce qu'ils font maintenant partie des productions culturelles pour la jeunesse, et je n'ai pas vraiment l'impression qu'ils soient une 'menace' pour le livre dur. Pour moi, c'est un médium complètement différent, qui requiert une grille d'analyse différente, c'est tout.

Qui doit s'en occuper? Mais tout le monde et son père, si ça les intéresse. Ce qui est génial, c'est que c'est un médium hyper interdisciplinaire par nature. Les applications pour enfants sont au croisement de la ludologie, de la pédagogie, de la critique culturelle, de l'histoire de l'art, de la critique littéraire, de l'étude des médias, etc, etc, etc. Il y a tellement d'angles possibles qu'il ne faut pas trop s'inquiéter: le sujet va être rapidement grignoté de tous les cotés, et on va arriver à une théorie, un jour ou l'autre.

Et dédramatiser un peu ce qui est, selon moi, beaucoup moins révolutionnaire que le contexte dans lequel il émerge: celui d'un monde technologique aisément accessible aux prélecteurs et non-lecteurs, qui modifie l'équilibre de pouvoirs entre adulte et endant, et qui développe de nouvelles formes de littératie.

De nouvelles formes de QUOI?

... de littératie, voyons. Comme on le verra lundi, avec un L comme Lundi. Et comme Littératie.

mercredi 20 février 2013

J comme Je

Ah, la question de la perspective narrative! Tout auteur, je crois, a au moins une fois dans sa vie été confronté au grand choc de s'apercevoir soudainement, ayant écrit trois quarts de son roman -

MA PERSPECTIVE NARRATIVE NE FONCTIONNE PAS!!!
Et voilà, il faut tout recommencer et passer du 'je' au 'il' ou du 'elle' au 'je', et évidemment ça ne suffit pas, il faut tout modifier autour, parce que votre narrateur devenu le 'je' du personnage ne dira pas la même chose de l'histoire que votre ancien narrateur interne... ou vice-versa. Bref, c'est la galère et on a envie de transformer son manuscrit en litière à hamster.

mwa mwa mwa!
Historiquement, la narration en 'je' est une acquisition très récente, que ce soit en littérature pour adultes ou en littérature jeunesse; et c'est une perspective narrative qui a complètement explosé ces trente dernières années. En littérature jeune adulte, on n'a presque jamais, ces jours-ci, de troisième personne du singulier. Même dans les livres pour les tout-petits, la pratique se généralise, et c'est vraiment seulement dans les grandes sagas d'aventure type Harry Potter, Eragon ou Tobie Lolness que la troisième personne se maintient; très probablement pour des raisons de codes, d'attentes spécifiques à ce genre de textes. Pour l'anecdote, coïncidence ou non, dans mes tiroirs de textes qui n'ont jamais trouvé preneur il n'y a presque que des textes à la troisième personne du singulier. Tous mes romans publiés sont des orgies de 'je'.

Certains critiques de littérature jeunesse sont extrêmement sévères face à cette montée du 'je'. Ils maintiennent qu'elle encourage un narcissisme excessif chez l'enfant ou ado lecteur et exprime un refus de l'altérité, sans parler d'une aide à l'identification (qui est vade retro et caca boudin, comme expliqué ici). C'est vrai que la première personne du singulier donne lieu à une narration très proche du personnage, et donc peu d'espace au lecteur pour exercer son esprit critique.

ALI (à lire impérativement)
Cependant, un texte comme Harry Potter, à la troisième personne, est l'équivalent d'un texte en 'je'; à part quelques scènes, on suit Harry partout, et on n'a accès qu'à son intériorité à lui. Quant à la première personne du singulier, elle peut laisser d'extraordinaires 'portes de sortie' et jouer sur les narrateurs ambigus - il suffit pour s'en convaincre de lire le merveilleux livre de Mark Haddon, Le bizarre incident du chien pendant la nuit, raconté entièrement du point de vue d'un jeune autiste. C'est donc moins une question de personne per se que de perspective narrative: le 'il' étouffant existe aussi, ainsi que le 'je' libérateur. La grande question est plutôt celle de la place de l'intériorité en littérature jeunesse.

Et cette place a considérablement grandi depuis les débuts de la littérature jeunesse. Désormais, la profondeur psychologique de l'enfant - l'intérêt de son 'je', que ce soit comme personnage ou comme lecteur - est devenue une notion tout à fait commune dans le livre jeunesse. Pourquoi? Plusieurs explications.


un chat.
D'abord peut-être les découvertes des psychologues de l'enfance, qui depuis le début du XXe ont rivalisé d'inventivité pour avoir accès aux pensées et aux raisonnements de nos mini-humains préférés. Et puis aussi celles des psychanalystes, qui nous ont révélé d'autres aspects - sexuels et fantasmatiques, notamment - des paroles et des comportements de l'enfant.

Ensuite un facteur littéraire tout bête: la montée de l'écriture de l'introspection en littérature adulte au XXe siècle. De Joyce à Sarraute, on a soudainement accès à une extraordinaire diversité de moyens d'écrire le moi. Il est tout naturel que ces stratégies narratives se soient 'déplacées' en littérature jeunesse.


Et puis des impératifs pédagogiques et didactiques cachés, encore et toujours. Pour un adulte, faire dire 'je' à un personnage enfant ou ado (entendez: dire 'je' à la place d'un enfant ou ado) est un formidable moyen de formater et de modeler ce 'je' dans la réalité. Si les limites de mon langage sont les limites de mon univers (3615 Wittgenstein), alors 'je' ne peux 'me' raconter qu'avec le langage qu''on' m'a donné pour 'me' parler de 'moi'... Et ce 'on', c'est l'adulte!

Traduction: en lisant et en s'enlisant dans ce 'je' qui n'est évidemment pas le sien, l'enfant-lecteur apprend l'introspection, apprend comment nommer et analyser certains aspects de son identité, apprend à se raconter, avec les outils linguistiques et narratifs, et donc idéologiques et politiques... de l'adulte. 

'Je' dangereux s'il en est...

Allez, la prochaine fois, on passe à tout autre chose: le Kindle, le Kobo, tous ces machins qu'on branche et où y a des livres à l'intérieur. Ciao!

lundi 18 février 2013

I comme Identification

Avez-vous déjà dit l'une ou plusieurs des phrases suivantes?:

A) Les enfants aiment ce livre car ils s'identifient facilement aux personnages.
B) 'A quel personnage tu t'identifies le plus dans ce livre?'
C) Il faut toujours avoir un personnage central auquel on peut s'identifier.
D) Ce livre est tellement bien qu'on entre vraiment dans la peau du personnage.

Si oui, vous êtes un dangereux psychopathe mangeur d'enfants, un croisement entre un ogre, Kronos et M le Maudit.

ça, c'est vous dans un bon jour.

L'identification, en critique de la littérature jeunesse, c'est ze concept qu'on déteste et dont les utilisations pédagogiques nous hérissent le poil. L'innocente question posée par les profs, libraires, bibliothécaires et parents aux enfants - 'Tu t'identifies plus à Petit Ours Brun ou à Marlaguette?' - nous fait souhaiter qu'une météorite russe leur éclate au-dessus de la tête et leur fasse exploser les verres des lunettes (oui bon on est pas trop cruels non plus hein).

C'est une question toxique parce que c'est une question qui ramène sans cesse l'enfant à des pratiques de lectures immatures et sans sophistication. On ne demanderait pas à un adulte s'il s'identifie à Raskolnikov, à Humbert Humbert ou à l'abbé Mouret. En fait, on méprise et on rit des adultes qui s'identifient à des personnages de fiction: on appelle 'bovarysme', d'après l'héroïne en question, la pratique de lecture obsessionnellement identificatoire associée surtout aux lecteurs et lectrices de littérature de genre. En bref, on plaint les adultes qui sont trop proches des personnages de fiction; qui n'ont pas la distance critique qu'une lecture non-naïve devrait développer.

Don Quichotte, autre adulte rendu guedin par le culte de 'l'identification'

Alors pourquoi on continue à mettre dans la tête des gamins que c'est ce qu'ils devraient faire? En leur posant cette question, on perpétue une certaine idée de la lecture: l'important dans un livre, c'est de trouver un ou plusieurs personnages pour s'identifier, pour se fondre. En fait, ce qu'on leur dit à demi-mot, c'est qu'il faut se trouver soi-même dans un texte. C'est un réflexe de lecture immature et narcissique.

Analysons un peu le processus d'identification. Qu'est-ce qu'on demande à un lecteur quand on lui demande s'il 's'identifie', s'il 'rentre dans la peau du personnage'? On lui demande simplement de se chercher soi-même dans le texte; de n'interpréter les faits et gestes de tel ou tel personnage qu'en tant qu'ils ont un rapport avec soi.

Mais la fiction est par excellence la recherche et la compréhension de l'altérité. Oui, bien sûr, cette altérité doit et peut avoir quelque chose à nous apprendre sur nous-mêmes; mais pas sans un décentrement initial et actif. Je ne dois pas m'identifier à un personnage, accepter cette posture facile et confortable, adhérer passivement à une perspective qui me semble familière. Je dois bien au contraire m'altérifier; rejeter le confort des ressemblances et célébrer les disjonctions entre mon identité en formation et celle des personnages. Je dois à tout prix garder une distance critique vis-à-vis des choix du personnages; comprendre que c'est possible que ce personnage que j'aime se trompe. Ce n'est pas 'moi dans le livre', ce personnage: c'est un tout-autre.

C'est là que l'ambivalence psychologique, les dilemmes éthiques, la multitude de petits précipices qui brisent le texte sont essentiels. Barthes parle de la jouissance qui 'clive' le lecteur, qui en fait un sujet secoué, incertain, auquel le texte refuse le confort comateux du simple 'plaisir' de lire.

Donc bien sûr il y a des textes qui jouent énormément sur 'l'identification' du lecteur (ahemTwilight) - mais en critique de la littérature jeunesse, ce n'est pas une caractéristique à célébrer. L'identification piège et étouffe le lecteur. Demander à un enfant de 's'identifier' à tel ou tel personnage, c'est resserrer le piège encore un peu plus.

Voilà pour aujourd'hui. On continue sur notre lancée mercredi en passant au J comme Je - ou la difficile question de la perspective narrative dans la littérature jeunesse.

samedi 16 février 2013

On cause de La pouilleuse

Une petite interruption dans l'abécédaire pour placer cette chronique de La pouilleuse trouvée dans Causette, rien que ça!:


Le champ lexical utilisé pour parler de ce bouquin semble souvent tourner autour de la claque, de la gifle, de l'uppercut et du coup de poing. Ceux qui me connaissent ont le droit de rigoler à gorge déployée. Je ne sais même pas si j'ai déjà tiré les cheveux de quelqu'un.

D'autres nouvelles de ma vie? Bon, je vais pas vous faire la tête, les potes, mais vous n'avez pas croisé les doigts correctement. Vous vous y êtes vraiment pris comme des manches! Parce que je n'ai été prise ni à Oxford ni à Cambridge après mes deux entretiens. Il me reste deux candidatures pour lesquelles j'attends une réponse, donc je compte sur vous cette fois, hein! Allez, on croise, on croise! oui oui, toi aussi, là-bas, au fond.

Côté thèse, ça va. Je suis en plein dans ma conclusion, et c'est à peu près aussi fascinant que de s'épiler le gros orteil. Côté écriture ça bouge un peu plus, avec beaucoup de projets en cours en Angleterre, des dessins qui arrivent pour ma série des Sesame Seade, et un projet de livre documentaire aussi. En français, j'écris (assez péniblement) un autre bouquin pour ados, et j'ai d'autres projets dans les tiroirs comme toujours.

Voilà les niouzes. Fin de l'épisode 36 15 Ma Vie. Retour de l'abécédaire lundi comme prévu. Merci très fort pour tous vos commentaires et vos partages.

Clem

vendredi 15 février 2013

H comme Héros

Ca me démange féministiquement d'ajouter 'et Héroïne', mais ça serait pas correct, puisqu'en réalité on va parler du Héros et du parcours du héros (hero's journey) en tant que motif littéraire et mythologique, et que c'est un motif qui a d'abord été théorisé comme masculin. Mais bon, je suis sûre que Dieu se montrera indulgente vis-à-vis de ce sexisme temporaire.

Le héros, c'est qui?

C'est lui:
Même si ça fait des siècles qu'il a une crampe au bras

♫ Il a les yeux sabre laser ♬

L'original, sous la plume de Thomas Taylor


Le héros, c'est en mythologie et en littérature la figure indétrônable des grandes épopées, des poèmes épiques et des sagas aux millions de dollars. Pourquoi? Comment? C'est ce qu'a tenté d'expliquer le mythologiste Joseph Campbell dans son grand classique, Le héros aux mille visages (1949), qui comme le bouquin de Bettelheim dont je vous parlais l'autre jour est à la fois une oeuvre de base pour le critique de la littérature (jeunesse ou de genre, mais aussi générale) et à la fois désuète à bien des égards.

Dans ce livre, Campbell théorise le monomythe, c'est-à-dire le parcours typique du héros mythologique ou légendaire (héros religieux inclus). Cette entreprise très structuraliste (et, on le verra plus tard, structuralisante) fait émerger un nombre de stades récurrents et archétypaux. Certains sont désormais bien connus - 'l'appel', 'l'initiation', 'le retour', 'la descente aux Enfers', etc. Mais ce livre extrêmement dense et touffu en recèle beaucoup d'autres, et recense aussi des personnages-types qui accompagnent et aident le héros dans sa quête.

Campbell précise bien, évidemment, que nulle histoire ne possède tous les aspects du monomythe (certains sont d'ailleurs contradictoires).

Etant donné que pour les mythes et légendes dont il est question, les similarités archétypales d'un continent à l'autre et d'un millénaire au suivant n'ont rien d'intentionnel, ce genre de livre pose beaucoup de questions quant à la possibilité d'une structure narrative commune à l'entendement humain - un 'inconscient collectif', inné ou acquis. Qu'on y croie ou non, la force narrative de ces monomythes, leur pouvoir fédérateur, est assez indéniable.

En littérature jeunesse, on a beaucoup étudié, il y a un temps, le monomythe et ses déclinaisons. Certains chercheurs avancent la thèse intéressante que la littérature jeunesse évolue dans le sens de la littérature adulte, mais avec des siècles, voire des millénaires de 'retard': elle est encore très ancrée dans le mythe, mais se 'déplace' de plus en plus vers d'autres archétypes héroïques, ceux du héros romantique, puis du héros moderne voire post-moderne.

Ces orientations correspondent à une évolution vers un plus grand rattachement au monde moderne dans tout son désenchantement (un terme non-péjoratif): un réalisme accru, un recentrement sur l'intériorité, une mixité des genres, une ambivalence éthique et psychologique, et un sentiment d'impossibilité, pour le protagoniste, à comprendre entièrement - et donc à dominer - le monde.

Que peut en tirer l'écrivain pour la jeunesse? On en revient à se demander, là encore, s'il faudrait 'faire exprès' de copier le monomythe pour s'assurer un succès de librairie. En littérature jeunesse et de genre, c'est, il faut bien l'admettre, une formule qui fonctionne. Il est bien connu que George Lucas s'est fortement inspiré du Héros aux mille visages pour écrire La Guerre des étoiles, et m'est avis que James Cameron a aussi fait une check-list pour Avatar. Harry Potter, de manière non-intentionnelle si l'on en croit Jo Rowling, est une application en règle de la structure du monomythe.


je dis ça, je dis rien
Je suis assez cynique en la matière. Oui, copier le monomythe est une option bête et facile, mais c'est aussi indéniablement une option efficace. Si vous vous débrouillez un minimum en écriture, vous allez vous retrouver avec une histoire d'un conventionnel consternant, mais qui risque en effet d'avoir du succès. Ce genre de bouquins platitudinaux se vend bien et trouve un lectorat. Pour peu que vous sachiez aligner trois mots, vous pouvez (mais ne vous attendez pas à gagner mon respect) nous pondre un roman d'aventure/ fantasy à base de 'Xanthus Pryce est un garçon normal jusqu'au jour où un magicien vient le chercher pour lui annoncer qu'il est le fils d'un roi-elfe en exil'.

Quant au bon écrivain, ilouelle ne va pas se contenter de copier le mythe. Ilouelle va l'adapter, en briser les codes, trouver des réincarnations originales des personnages-types, mélanger les genres avec poésie, humour, et caractère. Ilouelle ira au-delà des elfes, des licornes, des nains et autres dames du lac. Ilouelle ne cédera pas à la facilité en faisant son marché chez Campbell: 'je vais vous prendre un kilo cinq de rite initiatique et une petite descente aux Enfers bien chaude'. Ilouelle fera un livre mémorable, intéressant, plein de défis et de surprises pour le lecteur.

Il n'y a aucune honte à utiliser le monomythe de Campbell, comme il n'y a aucune honte à s'entraîner à dessiner en copiant les grands maîtres. Mais les enfants méritent mieux qu'une littérature sur recette.

C'est votre choix, comme disait Evelyne Thomas. Allez, bon week-end et à lundi! on passera au concept très important d'Identification.

mercredi 13 février 2013

G comme Gardiens

Non, pas eux.


Il n'est pas non plus question d'Hugo Lloris ou de Fabien Barthez. Non, ce qu'on appelle 'gardien', en littérature jeunesse, c'est tout adulte médiateur du livre jeunesse: libraires, bibliothécaires, professeurs, et puis évidemment, au niveau du consommateur, parents et 'adultes co-lecteurs', comme on dit dans le jargon.

Ces adultes-là sont métaphoriquement 'de garde', aux portes d'entrée de la littérature jeunesse, influençant par leurs décisions et leurs actes vis-à-vis du livre pour enfants l'intégration et la place accordée aux nouveaux textes qui se présentent.

Bien sûr, ce ne sont pas toujours des décisions et des actes conscients; et l'absence d'acte est tout aussi importante. Le fait de ne pas acheter, de ne pas chroniquer, de ne pas promouvoir, de ne pas faire étudier a tout autant d'impact sur la place de tel ou tel livre dans l'univers de la littérature jeunesse. Ce sont les gardiens qui décident si un livre va être jugé 'commercial', 'bon pour les enfants', 'de mauvais goût', 'utile', etc. C'est souvent une question de mode, parfois une question de fond. Fréquemment, les catégories de gardiens se contredisent entre elles, parce qu'elles ont bien évidemment des intérêts divergents.

Pourquoi c'est un concept important? Parce que les goûts, les désirs, les bêtes noires des gardiens doivent être pris en compte à tous les stades de la création du livre. Leur approbation est synonyme d'entrée d'argent dans le compte en banque, et leur désapprobation est synonyme de livres envoyés au pilon. Combien de fois entend-on, en tant qu'auteur jeunesse: 'Les enfants vont adorer, mais pas les parents, donc on ne peut pas prendre le bouquin'?

Ca paraît absurde, mais c'est parfaitement logique. L'enfant est pauvre. Sauf exceptions, il ne dépense pas ses 10 euros mensuels d'argent de poche en livres jeunesse. C'est maman, papa, tonton, marraine et papi qui achètent les bouquins. C'est la bibliothécaire qui choisit ceux qu'elle met en exergue sur les rayons du CDI, inéluctablement avec un degré de préférence personnelle. C'est le prof de français qui les donne à étudier. Et donc, à part quand on s'appelle Zep, intituler son bouquin 'Le guide du zizi sexuel' risque de faire grincer des dents et serrer les cordons des bourses du côté des gardiens, nonobstant l'indubitable attrait de ces quelques mots sur l'enfant-lecteur potentiel.

Que serait devenue Matilda si la bibliothécaire avait été fan de Cinquantes Nuances de Grey au lieu des Grandes Espérances?
L'enfant, en réalité, a un pouvoir décisionnel remarquablement limité sur ses propres lectures. Bien sûr, il peut formuler des demandes, mais si celles-ci sont jugées inappropriées, souvent les parents marchandent: 'Tu as droit à une BD/ un Chair de Poule seulement si tu prends aussi un "vrai" livre'.

En tant que critique de la littérature jeunesse, c'est important d'essayer de détecter où et quand un livre jeunesse fait des concessions aux gardiens. La littérature jeunesse porte nécessairement les cicatrices d'un très grand nombre d'influences et d'exigences adultes, alors même que son lectorat est censé appartenir à une toute autre catégorie d'individus. Ces 'balafres', ces coups portés à l'histoire et aux illustrations originales des créateurs, sont autant de rappels que c'est une littérature à la merci des adultes, profondément ancrée dans les réalités matérielles, pédagogiques, économiques et politiques des sociétés qui la créent. 

Sur ce joyeux point d'orgue, à vendredi! On parlera du Héros - et de son trépidant parcours.

lundi 11 février 2013

F comme Freud (et Fées)

Bonjour, chers visiteurs... allongez-vous donc sur le sofa virtuel de ce blog et racontez-moi ce qui vous tracasse... hmm hmm... hmm hmm... intéressant... Ah, l'heure est écoulée, il faut partir maintenant. Ca fera cent euros. A l'ordre de Clémentine B. ... Merci bien. Revenez la semaine prochaine. Il va y avoir du boulot avec vous!

Bon, pour justifier un peu cette dépense inopinée, voici quelques bonnes pensées sur la place de ce cher Dr Freud dans l'étude de la littérature jeunesse.

Freud, évidemment, s'est énormément intéressé à l'enfance et il était inévitable qu'un jour ou l'autre on applique la théorie psychanalytique à la littérature pour la jeunesse.

Le précurseur de ce type d'études s'appelle Bruno Bettelheim. En 1976, ce psychologue américain a fait paraître un livre désormais culte, intitulé, en angliche, The Uses of Enchantment, et traduit en gaulois sous le titre très Amélie-Nothombien de Psychanalyse des Contes de Fées.

J'ai découvert ce livre quand j'avais quatorze ou quinze ans, sans connaître grand-chose ni de la théorie de la littérature jeunesse ni de la psychanalyse, et pour moi ç'a été une révélation. Evidemment, c'est maintenant un livre très daté dont les conclusions sont bien connues, mais ça reste un incontournable qui a encore son mot à dire.

Dans ce livre, Bettelheim analyse, à l'aide de la psychanalyse freudienne, l'impact des contes de fées sur le développement psychologique de l'enfant [n.b. un point de discussion acharné: les contes de fées n'étaient pas au départ spécialement destinés aux enfants]. D'après lui, ces récits permettent à l'enfant de synthétiser et d'assimiler des événements psychologiques douloureux et inévitables de l'enfance.

Exemple classique: la méchante belle-mère de Cendrillon ou de Blanche-Neige est interprétée comme une figure-tampon sur laquelle la petite fille peut, sans 'danger' psychologique, projeter la colère et la jalousie qu'elle éprouve à l'encontre de sa propre mère (un déplacement symétrique s'opère, on peut dire, sur la figure de la bonne marraine, qui condense quant à elle les sentiments positifs que la fillette projette sur sa maman). Ces contes permettent ainsi de résoudre, au moins en partie, le conflit psychologique profond auquel est en proie la petite fille vis-à-vis de sa mère.

Il y a beaucoup d'autres exemples, évidemment, et Bettelheim a lancé toute une tradition d'analyse psychanalytique freudienne de la littérature jeunesse. La nourriture dans les livres pour enfants est notamment un thème récurrent de ce genre d'études: le plaisir oral, omniprésent dans la littérature jeunesse, est souvent analysé comme un déplacement 'acceptable' des désirs érotiques de l'enfant.

Ce qui est très intéressant, c'est que les auteurs et illustrateurs jeunesse contemporains, ayant baigné dans ces découvertes théoriques liées à leurs productions, ont commencé à les prendre en compte lors de leur création. Ou comment la critique influence l'art... L'un des maîtres en la matière, c'est le britannique Anthony Browne, l'un des meilleurs auteurs/ illustrateurs de toute l'histoire du livre jeunesse (mais aussi très charmant pour ses 66 ans) (tais-toi cerveau).

Regardez un peu ce qu'il fait dans cette image magnifique au début de son adaptation en album d'Hansel et Gretel:

Il y a des milliers de choses à analyser là-dedans, mais ce qui nous intéresse ici c'est bien sûr l'ombre de la maman sur le mur, qui avec le rideau entrouvert se retrouve étrangement affublée d'un chapeau de sorcière... (le triangle noir répond d'ailleurs au 'chapeau' de l'église au fond des bois dans le tableau, et il y en a d'autres un peu partout).

Browne a truffé son album de telles références. D'un point de vue freudien, évidemment, c'est le corps de la mère-sorcière que les enfants tentent de consommer en mangeant la maison, c'est la mère-sorcière qui punit/castre son fils en l'enfermant dans une cage, c'est en tuant la mère-sorcière que Gretel exorcise ses angoisses et sa haine vis-à-vis du côté obscur de la maternité... Browne s'amuse à nous montrer qu'il sait très bien ce qu'il fait dans cet album inspiré bien plus par Bettelheim que par Grimm.

De nos jours, l'analyse psychanalytique freudienne des livres pour la jeunesse per se est un peu dépassée, mais avec l'avènement de l'analyse lacanienne elle a trouvé un second souffle. Et son discours reste très intégré à d'autres approches théoriques: on peut parler de déplacement, de répression, de désir et d'érotisme dans le livre jeunesse sans forcément faire de son article une analyse freudienne.

Pour finir, petite réflexion sur l'écriture du livre jeunesse. Est-ce que ça veut dire qu'on devrait tous faire du Browne et mettre plein de symboles phalliques, maternels, etc, dans nos livres pour enfants? Est-ce que ça nous ouvrira magiquement la porte à la fois à des critiques dithyrambiques chez les adultes intellos et à une profonde passion du côté des enfants? (beaucoup ont argumenté que c'est précisément sa portée psychanalytique qui fait le succès d'Harry Potter). La réponse est non. Ou du moins, pas sans savoir exactement ce qu'on fait.

La plupart des gens qui font ça se retrouvent avec des histoires qui donnent envie de hurler de rire tellement il y a d'épées-phallus, de tunnels-utérus et de complexes d'Oedipe à la mords-moi-le-noeud. Si t'es pas George Lucas ou Anthony Browne, il y a 99,9% de chances pour que ça rate si c'est fait intentionnellement.

Mais inconsciemment, de toute façon, tout livre écrit avec sincérité risque fort de regorger de tels symboles. Parfois plus que vous ne le souhaiteriez...

Rangez vos phobies, chez hystériques; mercredi on parlera des Gardiens.

vendredi 8 février 2013

E comme Enfance Symbolique

Ce n'est pas à proprement parler un concept de l'étude de la littérature jeunesse, mais quand on parle de littérature pour enfants, ça peut être utile d'avoir une vague idée de ce qu'on veut dire quand on dit 'enfant'.

Ma mère en mode 'Qu'es-tu donc, petit être?'

Alors déjà, scoop de l'année: un enfant, ça n'existe pas. Ou pour le dire autrement:

'On ne naît pas enfant; on le devient'
Car en réalité, quand on dit 'un enfant', ce terme ne correspond à aucune réalité mesurable; le terme 'enfant' ne se réfère ni à un âge ni à une taille ni à un poids. C'est une construction: une invention socioculturelle, historique, politique et économique. Une personne n'est un 'enfant' que lorsqu'elle correspond ici et maintenant [hic et nunc si tu veux te la péter] à ce que l'on appelle l'enfance symbolique.

L'enfance symbolique, c'est le réseau de croyances, de valeurs, de peurs, de concepts, de désirs, de données, de prérogatives, de lois, etc., qu'une certaine société en un temps donné tisse autour des termes 'enfant' ou 'enfance' pour servir ses propres intérêts et assurer son avenir; tout cela évidemment de manière plus inconsciente que consciente.

C'est un tissu serré qui est fait entièrement de représentations de l'enfance - qu'elles soient légales, philosophiques ou artistiques. L'enfance symbolique ne recouvre donc pas la réalité de la condition d'enfance (on a vu que cette réalité n'existait pas); elle ne s'incarne dans aucun individu réel, et aucun individu réel ne peut en recenser tous les aspects. 

Certaines préconceptions qui y sont associées sont relativement inchangées d'une société à l'autre - présomption d'ignorance, besoin de protection, dépendance aux parents, etc - mais à sa périphérie elle peut être très variée: âge du mariage, capacité de travail, sexualisation, pratiques économiques sont des paramètres qui peuvent différer considérablement d'un pays à l'autre et d'un siècle au suivant.

Ces représentations, cette 'enfance symbolique', se trouvent distillées et donc distribuées (à la fois aux 'adultes' et aux 'enfants') au travers de tout discours d'une société en un temps donné, que ce discours soit ou non directement lié à l'enfance: oeuvres culturelles, messages publicitaires, textes éducatifs... Evidemment, la littérature jeunesse en est un glorieux exemple, car elle est particulièrement riche en représentations de l'enfance et du rapport entre adulte et enfant: c'est donc un très bon baromètre de ce que peut être l'enfance symbolique hic et nunc, et c'est pourquoi on l'étudie. 

Vu comme ça, on dirait que ce sont, encore une fois, les adultes qui décident de ce que sont les enfants (même inconsciemment). Mais en réalité, les individus appelés 'enfants' qui appartiennent à ce réseau de symboles et y évoluent participent aussi de ses changements. Les micro-cultures de cour de récré, les productions artistiques ou culturelles des enfants (qui, avec Internet notamment, sont désormais beaucoup plus largement diffusées), leurs comportements de consommateurs, leurs décisions vestimentaires ou nutritionnelles, tous ces petits événements venus de l'intérieur de ce qu'on appelle 'l'enfance' contribuent à en modifier les paramètres et à en redessiner les frontières.

J'espère que ce petit compte-rendu n'est pas trop abstrait! c'est un concept très important je pense et on ne peut pas faire sans.

A lundi! où l'on parlera de F, comme Freud... et comme Fées! comme on le verra, la littérature jeunesse est un terrain sur lequel ils se disent coucou.

mercredi 6 février 2013

D comme Didactique

 Si on vous dit que votre bouquin pour enfants est 'didactique', c'est, en général, pas trop une bonne nouvelle du tout. Ca veut dire qu'il est prescriptif, voire doctrinaire, ouvertement éducatif, bref, qu'il ne laisse pas de liberté à l'enfant. Pour reprendre les mots d'Alceste (dans Le Misanthrope, pas dans Le Petit Nicolas), franchement, il est bon à mettre au cabinet. Et en prime vous voilà catalogué comme un grand méchant adulte façon Mlle Legourdin dans Matilda.

Passe-Temps Quotidien de l'Auteur Qui Fait Des Livres Didactiques

En critique (anglo-saxonne) de la littérature jeunesse depuis les années 80, on a tendance à voir la relation entre adulte et enfant comme une relation de pouvoir - et c'est l'adulte qui l'a, le pouvoir. Le discours didactique est perçu comme le symbole, le summum de cette oppression de l'adulte sur l'enfant: c'est la propriété de l'adulte qui veut tout contrôler, c'est la preuve et la pratique du pouvoir de l'adulte.

Bon, je ne vais pas vous mentir, toute ma thèse de doctorat est une critique de cette théorie du pouvoir en littérature jeunesse. Donc, alerte, ceci n'est pas une analyse neutre; ça, c'est dit. Mais j'estime qu'il y a un problème fondamental dans cette compréhension du discours didactique. En fait, pour moi, c'est le discours par excellence de l'impuissance de l'adulte.

Pourquoi? Parce que le discours didactique entre adulte et enfant s'inscrit dans une temporalité spécifique, ou plus exactement deux imaginations temporelles spécifiques, celle de l'adulte et celle de l'enfant. On parlera de temporalité plus en détail à la lettre T.

La transmission d'information, de capacités, de valeurs dans le discours didactique d'adulte à enfant implique l'imagination d'un temps inaccessible à l'adulte; un temps durant lequel cette information, ces capacités, ces valeurs seront utilisées sans l'adulte; après l'adulte; au-delà du pouvoir de l'adulte.

Ce discours est donc traversé par un désir d'influence et de planification, mais au-delà de ces désirs autoritaires se cache la nécessité logique, pour l'existence de ce discours, d'une impuissance de l'adulte à le diriger tout à fait. Et donc, pourquoi pas, d'une naissance d'une forme pouvoir spécifique à l'enfant...

Il y a beaucoup de conséquences théoriques importantes, je crois, à cette compréhension du discours didactiques, mais je ne vais pas les détailler ici... avant qu'elles soient publiées avec mon nom dessus (!)

En attendant, vendredi, on parlera d'Enfance symbolique!

lundi 4 février 2013

C comme Crossover

Je serais curieuse de savoir si ce terme a été traduit en français? Quelqu'un a une idée? Oui, il y a une main qui se lève, là? Ah non, c'était pour se gratter l'oreille. Bon, si vous savez, dites-moi dans les commentaires.

Un livre crossover, c'est un livre qui traverse, qui va au-delà des limites. En critique de la littérature jeunesse, c'est un terme qui désigne ces bouquins a priori pour ados qui sont en réalité lus énormément par les adultes; et vice-versa. En fait, avant, c'était surtout vice-versa: des livres comme Robinson Crusoe, ou Le Grand Meaulnes, ou encore L'attrape-coeurs, qui malgré leur place en littérature 'adulte' ont toujours été très lus par des adolescents, voire des enfants.

Mais le nouveau phénomène, ce sont ces adultes qui bouquinent des livres tout droits sortis de chez les éditeurs pour enfants/ ados. On dit que ça a commencé avec Harry Potter, mais à mon avis, en BD, par exemple, ça faisait très longtemps que c'était déjà dans l'air. Quoi qu'il en soit, ça pose question, comme disait bizarrement ma prof de philo de terminale.

pour adultes!

Le livre crossover n'était pas, au départ, une décision marketing. C'est le changement des pratiques de lecture qui a conduit à ce que l'on voit actuellement, c'est-à-dire des éditeurs qui sortent en simultané un livre marketé 'pour ados' et un 'pour adultes'. On voit énormément ça en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, avec par exemple l'excellent Pigeon English par Stephen Kelman, qui a été nominé pour le prestigieux Booker Prize (équivalent du Goncourt) et est ressorti récemment en édition 'jeunesse'. Je me demande si pour un oeil français, très habitué à la blancheur des livres (Gallimard, Folio, Minuit & co) pour juger de leur 'qualité', on arrive même à vraiment distinguer les deux styles de couverture comme s'adressant à deux publics différents. Dites-moi donc.

pour ados!
Bon, comment expliquer le phénomène du crossover?

Il y a un premier argument facile: pour l'édition, c'est tout bénéf': un lectorat extrêmement élargi, au prix seulement d'un second design de couverture (et parfois, même pas la peine: Hunger Games a été lu tel quel par énormément d'adultes). C'est vrai, mais comme je viens de le dire, c'est seulement maintenant que l'édition rattrape son retard sur ce qui était déjà un phénomène de fait.

Il est très tentant et voluptueusement paresseux de sortir un argument à la A.S. Byatt (que j'adore à part ça), qui en 2003 avait publié une colonne explosive sur 'Harry Potter and the Childish Adult' (Harry Potter et l'Adulte Infantile) pour dénoncer la lecture de livres 'pour enfants' par des adultes. Les adultes qui lisent ces bouquins, d'après elle, le font pour y trouver un doux et anesthésiant réconfort, pour 'redevenir des enfants', par manque de maturité. Certains ont inventé le néologisme d'adulescent pour parler de ces adultes qui font la même chose que les ados.

S'il y a un peu de vrai dans cet argument, c'est je pense une vérité assez mineure, tout comme l'argument inverse (ou disons la face 'positive' du même argument): celui qui consisterait à dire que de nos jours, les 'limites' entre adulte et enfant sont de plus en plus poreuses ou indistinctes, de plus en plus faciles à traverser, qu'on est enfant pour plus longtemps mais aussi adulte à partir d'un plus jeune âge.

C'est un double argument très attrayant parce qu'il participe d'un côté des discours du déclin, et de l'autre côté des discours empreints de jeunisme (en gros, le vieux con dit: 'Tout le monde est immature de nos jours,' et le jeune con dit 'Je suis encore un enfant pour longtemps'.) Mais c'est justement parce que c'est un argument très tendance que je préfère y prendre garde.

On n'a pas beaucoup de recul pour juger, mais à mon avis il n'y a pas vraiment de signes indiquant qu'il se développe en ce moment une profonde remise en question des frontières culturelles et sociales entre adulte et enfant. Bien au contraire: la limite n'a jamais été aussi solide que depuis la modernité, moment où les enfants n'ont plus été requis de travailler, où des marchés ont émergé spécifiquement pour les enfants, et où est né le concept d'adolescence. Ce sont plutôt les magazines, la 'pop sociologie' et les blogs qui véhiculent l'idée qu'on évolue dans un grand magma d'adulescence jusqu'à la retraite. Personnellement, et à part l'effet Coué, je n'y crois pas beaucoup.

A mon avis, ce qui fait le succès du crossover, c'est une série de rouages qui s'enclenchent. Au départ, on a une nette hausse de la qualité de la littérature destinée aux ados, qui remplit une 'niche' littéraire de besoins spécifiques pour un grand nombre de personnes qui étaient jusque là principalement des lecteurs de littérature de genre. Cette niche ayant été finalement localisée par l'industrie du livre a été exploitée par les éditeurs, et le cercle vertueux (ou vicieux, selon votre point de vue) s'est enclenché pour renforcer la place de la littérature crossover.

Voilou. Dites-moi si vous êtes d'accord (youpi!) ou pas d'accord (youpi!) et la prochaine fois, on parlera du grand méchant mot - le discours didactique.

vendredi 1 février 2013

B comme Bibliothérapie

Oliver Jeffers, The Incredible Book-Eating Boy
N.f. de biblio = livre, thérapie = thérapie. En gros: un livre qui soigne.

La bibliothérapie, c'est un Gros Mot en critique de la littérature jeunesse. 

Quand on dit qu'un bouquin est 'bibliothérapeutique', ça veut dire, en gros, qu'il a été créé pour 'servir à quelque chose', pour 'adresser un besoin spécifique de l'Enfant'.

Suivez mon regard: superficiellement, ce terme regroupe tous les livres qui ont des titres du genre 'Lola a trois mamans,' 'Jojo a un cancer de la prémolaire', 'Timothée fait caca au lit', etc. L'Universitaire en Littérature Jeunesse trouve que ça puire (et pas seulement à cause des effluves qui se dégagent du plumard de Timothée). Il trouve ça de mauvais goût et de mauvais qualité. Il n'inclura pas ces livres dans ses Recherches. Par contre, il dira, dans l'introduction, 'Nous avons écarté du corpus tout livre estimé "bibliothérapeutique" et donc de peu de valeur esthétique ou littéraire.'

Mais pas si vite. Il y a de l'hypocrisie dans l'air. Pour peu que 'Lola a trois mamans' soit écrit par Mario De Murail et illustré par Claude (Merleau-)Ponti, et qu'il s'appelle 'Maman, Mommy, Mama & Moi', avec un design tout tendance, eh bien hop! il n'est plus bibliothérapeutique, il est 'pertinent', 'd'actualité', 'mariant un profond "message" à une esthétique impeccable', etc. Et pourtant le 'message' reste la même: c'est pas un problème d'avoir trois mamans, regarde, Lola s'en sort très bien à part qu'elle doit faire trois fois plus de colliers de macaronis à Noël. D'où il appert que ce qui embête les Universitaires, en réalité, c'est quand on essaie d'adresser les besoins de l'enfant en faisant des dessins moches et en écrivant mal. Sinon, c'est très bien.

Cette hypocrisie vis-à-vis de la bibliothérapie met en évidence un problème plus général: la position très ambivalente du critique de littérature jeunesse. Dans l'idéal, on voudrait un livre qui soit esthétiquement et littérairement 'pur', qui n'ait absolument aucun 'usage' pour l'enfant-lecteur: qu'il soit simplement une expérience, une sensation, un événement de lecture. Mais de l'autre côté, on revient constamment et sans pouvoir y échapper au fait que, eh bien oui, la littérature jeunesse reste une littérature à message, ou pire, une littérature à fonction.

La littérature jeunesse, c'est un discours d'adultes destiné à un public d'enfants, et donc c'est de manière axiomatique un discours frappé par le sceau de la pédagogie, qu'on le veuille ou non. Elle ne peut pas ne pas être 'pour' quelque chose, puisqu'elle est 'pour' l'enfant: et si on estime qu'elle est 'pour' l'enfant, c'est donc qu'on estime qu'il y a assez de différence entre adulte et enfant pour justifier que l'enfant ait une littérature spécifique, qui adresse donc des besoins spécifiques, et qui le fait avec des procédés spécifiques.

C'est quelque chose qui est très difficile à accepter pour un auteur jeunesse, parce qu'on voudrait faire de l'art entièrement détaché, entièrement 'inutile' au sens le plus noble du terme. Mais personnellement, je pense qu'il n'y a aucune contradiction dans l'idée qu'une oeuvre peut être à la fois éducative et esthétique; à la fois pédagogique et passionnante.

Quoi qu'il en soit, la bibliothérapie 'bonne' ou 'mauvaise' est une constante de la littérature jeunesse. Et prise dans l'autre sens, c'est sans doute aussi une constante de l'adulte écrivant, qui tente peut-être par là de se guérir de je-ne-sais-quoi...

Lundi prochain, on passe au C, comme Crossover!