mercredi 30 octobre 2013

Ecrire des projets de bouquins

Ca fait plusieurs mois que je passe la plupart de mon temps à écrire des projets de bouquins, c'est-à-dire à errer dans le no man's land désertique du livre à moitié écrit et des synopsis ultra-détaillés.

Mais pourquoi donc? 

Parce qu'en Anglicheland, j'ai la tragique chance désormais de pouvoir proposer à mon éditeur mon prochain bouquin sous forme de projet  - et sur la base de ce projet, je décroche (potentiellement) une avance et une date de remise du truc fini. Je sais qu'il y a quelques auteurs qui font ça aussi en France, je ne sais pas si c'est aussi courant.

Donc en gros, alors que le premier bouquin (ou plutôt la première série) avait été acheté tout beau tout neuf et glorieusement complet à la manière d'Athéna émergeant du crâne de Zeus, le deuxième doit séduire mon éditrice et tout le comité éditorial dans un état proche de la nudité totale, c'est-à-dire sous forme de synopsis et de quelques chapitres rédigés.

Birth of the First Book.
Naissance du Premier Livre
 

Attention, je ne me plains pas, c'est cool d'être au stade où tu peux proposer des livres de cette manière et obtenir une confortable avance pour les prochains mois d'écriture: ça veut dire que ton éditrice t'aime et t'envoie des coeurs avec les mains et des bisous dans l'air. Mais tain, c'est vraiment bien relou à écrire. Le degré zéro de l'érotique littéraire, chers amis: le degré zéro.

Pour le premier bouquin, c'était comme quand tu débarques avec ta grâce naturelle et ton insouciante gaieté dans une pièce bondée et que quelqu'un tombe brusquement amoureux de tes petites manies et de ton toi-même si original. Alors qu'écrire un projet de livre, c'est plutôt comme si tu allais dîner avec un jeune homme dont tu espères voir la tête sur ton oreiller dans un futur proche (avec le reste du corps encore attaché, hein). Ca fait donc trois semaines que tu vérifies que tu as fait tous les bons choix: tu t'attaches les cheveux parce qu'il a dit sur Twitter que c'était son style de coiffure préféré, tu as révisé toute la discographie de Wagner parce qu'il like le compositeur en question sur Facebook, etc.

Oui oui, le sexisme de la description ci-dessus est fait exprès, au cas où ça vous démangerait de me demander d'où je sors ces comparaisons zemmouriennes. Il y a quelque chose d'ineffablement rabaissant et artificiel dans l'écriture de ces projets de livres, quelque chose qui donne une impression de contrôle mais pas du tout une impression de puissance. L'incertitude étant réduite à néant par les gros efforts de maquillage, on se sent manipulé tout en manipulant.

Qu'est-ce qu'il y a dans ces projets de livre?

Perso, j'écris quelques chapitres - juste assez pour donner à l'éditrice les indications nécessaire quant au style, à la caractérisation des personnages, et éveiller son attention. J'écris aussi une liste des personnages principaux, avec des courtes descriptions. Et puis un résumé général du livre, fin incluse, une estimation du genre et de la tranche d'âge, et enfin un synopsis très détaillé.

Le synopsis, ce n'est pas le pire pour moi. J'écris toujours des synopsis pour tous mes bouquins - pas toujours chapitre par chapitre, mais ça m'est égal de le faire. Je structure toujours mes textes à l'avance et je sais où je vais. Mais je vois bien à quel point ça doit être lourdingue pour ceux qui écrivent au fil de la plume. Ca équivaut à demander à un explorateur de dessiner la carte d'un territoire inconnu pour obtenir le financement nécessaire à l'expédition.
  
La rédaction des chapitres 'test' n'est pas hyper fun. Déjà, il y a cette impression latente qu'il ne faut pas trop s'investir dans l'histoire parce qu'il y a un risque qu'on ne puisse jamais la finir. C'est marrant, d'ailleurs, parce que d'habitude, si je commence une histoire que je suis tout à fait libre de ne pas finir, il y a de grandes chances que je l'abandonne en plein milieu, par paresse ou désenchantement. Mais quand c'est quelqu'un d'autre qui te dit de ne pas la finir, alors là comme par hasard la seule envie que tu as c'est de l'écrire en intégralité.
 
Evidemment, tu peux toujours finir l'histoire si ça t'amuse, même si ton éditrice rejette le projet. Mais il faut être réaliste, ça ne sera jamais le cas, en tout cas pas pour moi. J'ai deux livres à écrire en Angleterre et un en France, avant juin; un monographe universitaire à rendre en janvier, un ouvrage universitaire coédité à rendre en février; deux chapitres pour des livres universitaires avant Noël, trois articles en standby; trois colloques dans les six prochains mois; deux cours de Master, une quarantaine d'élèves de licence à superviser dans trois matières différentes, et un billet de blog par semaine en anglais et en français. Ah oui, et un projet de recherche, celui pour lequel j'ai obtenu le poste que j'occupe en ce moment. J'utilise déjà mon 'temps libre' pour écrire des trucs pour lesquels j'ai déjà signé le contrat. Je n'ai pas le temps de 'croire' en un projet qui a été clairement rejeté. C'est triste mais c'est comme ça.

Et puis la rédaction de ces chapitres est aussi rébarbative parce qu'il faut qu'ils fassent quelque chose de très précis: donner un aperçu de toute l'histoire, expliquer qui est qui, convaincre le lecteur que c'est la meilleure histoire du monde, etc. Encore une fois, c'est évidemment ce que tu dois faire de toute façon dans n'importe quel livre; et pourtant, d'un coup, quand tu sais qu'il faut que tu le fasses, tu te mets à détester le concept même de scène d'exposition, et tu es pris d'une envie irrésistible de commencer par une mise en abyme postmoderne d'une histoire dans l'histoire, avec des prologues, des dialogues sans queue ni tête, bref tous les trucs qu'il ne faut surtout pas faire.

(oui j'ai un problème avec l'autorité, c'est possible)

Alors après, c'est vrai qu'écrire des projets de livre est utile. Ca t'apprend à penser de manière plus commerciale, à juger ton propre projet dans son intégralité, et à prendre du recul. Et une fois que tu as ton contrat et ton avance, tu sais que tu vas le finir (c'est marrant comme une date limite et un transfert bancaire sont un excellent remède contre la page blanche). 

Mais quand ça fait le quatrième projet qui est rejeté, que tu as déjà dû reprendre tout un projet pour modifier les noms des personnages, l'intrigue, l'âge des personnages, etc - alors là tu te dis que c'est quand même assez drainant, tout ce temps et cette énergie passés à réécrire, re-synopsiser, débattre et argumenter, pour un bouquin qui peut-être ne sera jamais écrit.

Et puis c'est assez artificiel - contrairement au premier livre, dont ton éditrice ne connaissait pas la fin, le projet de livre indique absolument tout ce qui va se passer. C'est cool, dans la mesure où on peut en discuter à l'avance et déjouer les incohérences, mais aussi pas cool, parce qu'elle ne viendra jamais au texte comme une lectrice 'ordinaire'. Sans parler du fait qu'il est difficile de s'intéresser à une histoire sous forme de synopsis - essaie de raconter Harry Potter à quelqu'un en le réduisant à un synopsis, il va s'endormir direct.
  
Comme vous le savez, je n'ai pas du tout une vision romantique de l'écriture: je suis 100% pour la démystification de l'acte d'écrire et de l'édition. C'est un travail, et l'écriture de projets de livres fait partie de ce travail. Je n'ai aucune patience pour les gens qui disent que tout est une question d'inspiration, d'émotion et de spontanéité; je pense qu'il faut prendre le temps de réfléchir à ce qu'on fait, d'en discuter avec les éditeurs et les médiateurs, et de structurer nos idées. Un livre est l'oeuvre d'un collectif. Un auteur tout seul ne fait rien de grand - je n'ai rien contre l'autopublication, mais je ne lirai jamais un livre autopublié qui n'a pas été consciencieusement relu, édité et corrigé par d'autres.

 
Mais l'écriture de projets de livres, même avec les éditeurs les plus enthousiastes du monde, donne quand même l'impression d'un professionnalisme à outrance, d'une cérébralisation trop forte de l'écriture. On évite, c'est sûr, les bébés littéraires monstrueux et invendables, mais ça veut aussi dire qu'on n'est plus ouverts aux mutations, aux changements, aux remises en question. Evidemment, je serai ravie si l'un de mes projets de livre trouve preneur dans les mois qui viennent, mais il sera difficile d'oublier que le bouquin en question reste, dans une large mesure, une création bizarrement eugénique. 

mercredi 23 octobre 2013

Etes-vous (trop) attaché à vos personnages?

Ah l'insondable ennui de l'onanisme personnagier. L'onanisme personnagier, au cas où vous n'étiez pas au courant, est une pratique masturbatoire verbale courante chez certains auteurs avec qui vous prenez un café; auteurs qui, à la manière de Pygmalion, sont tombés désespérément amoureux de leurs propres créations et vous en parlent pendant à peu près mille ans et six jours dès qu'ils vous voient.

Now the real postmodern question is, did Girodet fall in love with his own painting of Pygmalion?
En plus ils sont plus moches que ça leurs personnages je suis sûre
Il va de soi que ces monologues autocentrés ne sont pas le fait d'un questionnement de votre part; si ça vous branche réellement de tout savoir sur la vie des personnages en question, alors la conversation ne compte pas comme onanisme personnagier, vous voyez ce que je veux dire (non mais il faut être clair avec les termes qu'on utilise).
  
L'onanisme personnagier est très courant chez les écrivains-en-puissance-qui-écriront-un-jour-quand-ils-auront-le-temps. Auquel cas on n'a absolument rien à dire sur ces personnes non-existantes que l'auteur en puissance a totalement inventées. On s'ennuie tellement qu'on a envie de se lancer dans une reproduction de la tapisserie de Bayeux en tissant ensemble ses propres cheveux et les lambeaux de carton de son gobelet vide.

My hair, soon.
Ca sera très beau.

Bref, ce genre de 'conversation' m'étonne toujours parce que je ne comprends pas si c'est moi qui suis anormale, ou tous les autres (hello bâton pour se faire battre). Je tiens donc à poser une question très sincère à vous auteur/es qui passez par là: Etes-vous si attaché/e que ça à vos personnages?

D'après mes discussions avec ma potesse Robin Stevens, qui est très charmante et pas du tout onaniste (enfin du moins pas en face de moi), il appert que je suis peut-être moins 'attachée' à mes personnages que d'autres auteur/es. Je n'ai jamais l'impression qu'ils sont 'réels', ça, c'est sûr, et généralement je n'ai pas le sentiment qu'ils 'prennent les commandes' ou équivalent. Ce n'est pas parce que je suis fondamentalement sans coeur et incapable d'empathie envers un être fictif, je précise, puisque je peux m'attacher énormément aux personnages des romans des autres. Mais les miens?... ben, pas tant que ça. 

Il y a peut-être un fond d'autodéfense là-dedans. Pour mon premier roman, enfin, le premier écrit en tant qu''adulte' (à 18 ans), j'étais très attachée à mes personnages et à mon histoire, et d'ailleurs je le suis toujours, et j'ai toujours perçu le fait qu'il ne se soit jamais vendu comme un énorme échec. Mais mes romans actuels, pas vraiment. S'ils se vendent, c'est super, sinon, je suis triste évidemment, mais plutôt parce que j'ai passé du temps à les écrire et que le temps se fait rare ces jours-ci.


Je ne peux pas m'empêcher de penser que c'est suicidaire d'être 'attaché' à ses personnages. Peut-être que les gens qui liront ton livre n'en auront rien à faire des personnages, ou peut-être qu'ils n'en auront pas assez à faire à ton goût. Peut-être que le livre aura du succès, peut-être pas - peut-être que l'éditeur t'en commandera un autre, peut-être pas. Si tu avais considéré ces personnages comme des outils littéraires pour cette histoire-ci et pour ce livre-là, tu aurais moins l'impression qu'il a été décidé en place publique que tes enfants sont complètement hideux et tes meilleurs amis absolument débiles. Tu aurais moins l'impression que le monde t'en veut personnellement. Tu comprendrais que pour la plupart des gens, ton univers intérieur est une source de divertissement et/ou de revenus; pas d'identification totale et engloutissante.

Je perçois aussi l'onanisme personnagier et l'attachement à ses propres personnages comme un terrain glissant vers la déblatération publique de tes fantasmes les plus secrets.
Il faut un peu de distance critique, il me semble. Si tu entretiens une profonde dévotion pour tes personnages, il y a des chances que tu attendes qu'ils te 'dictent' des aventures passionnées avec des triangles amoureux et une héroïne qui est étrangement semblable à toi et un héros qui est étrangement semblable à ton père (ou vice-versa).

J'ai peut-être tort, mais pour moi, plus on est 'attaché' à ses personnages, plus on risque de les 'laisser faire ce qu'ils veulent', de les 'laisser nous surprendre'. On entend ce genre de trucs très souvent: 'Tout à coup ce personnage a pris le contrôle,' etc. On considère ça comme une bonne chose, comme la preuve de l'existence d'une espèce de muse bienveillante. Pour moi ça sonne plutôt comme une pratique d'écriture un peu brouillonne, mais bon, je suis ouverte sur ce point, parce qu'il y a des gens que je respecte hautement qui ont l'air de se laisser aller à ce genre de déclarations.

Quoi qu'il en soit, un peu d'objectivité envers ses personnages ne peut pas faire de mal. Les traiter un peu plus comme des outils narratifs et un peu moins comme des vrais humains réels aide sans doute à gérer, plus tard, les requêtes de ton éditeur, qui voudra zapper un personnage secondaire ou modifier complètement les choix du personnage principal, et qui s'en tamponnera le coquillard quand tu lui opposeras l'argument que 'mais c'est comme ça qu'il est, c'est sa personnalité' avec pleurnicheries à la clef. J'ai dû retirer tellement de personnages secondaires et modifier tellement de trajectoires des personnages principaux que j'ai du mal, maintenant, à les percevoir comme entiers et 'réels' - ils restent des objets pour moi. 


Bref, ça m'intéresserait de savoir ce que vous autres auteur/es en pensez. Combien d'entre vous se dénoncent comme onanistes forcenés? Combien d'entre vous peuvent honnêtement dire qu'ils ont 'l'impression que leurs personnages sont réels', ou équivalent? Est-ce que vous êtes tellement 'attachés' que vous rêvez d'eux, ou que vous pensez à eux quand vous n'êtes pas en train d'écrire? Comment théoriseriez-vous cet attachement? (là c'est l'universitaire qui parle...) Une bise pour chaque commentaire pertinent.

mercredi 16 octobre 2013

L'argumentum ad parentum

Je vais aujourd'hui vous entreteni d'un type d'argument étonnamment négligé par Schopenhauer dans L'Art d'Avoir Toujours Raison.

An argument left unexplored by Schopenhauer in The Art of Always Being Right.





C'est impossible, je n'ai jamais tort.

Cet argument, c'est l'argumentum ad parentum, ou argument du 'en tant que parent, je.'

Comment ça fonctionne? Mais comme ça:

A: Ce que je veux dire, c'est que ce livre est critiquable pour son sexisme.
B: Mais ma petite Phlox l'adore!
A: Je ne dis pas que les enfants ne l'adorent pas, je dis qu'il est problématique d'un point de vue idéologique.
B: Eh bien elle, elle n'en a rien à faire de l'idéologie.
A: Il est fort possible qu'elle ne la remarque pas.
B: Les enfants remarquent tout. Ils ont un sixième sens. Ce sont des créatures magiques dotées d'une miraculeuse clairvoyance.
A: Oui, sans doute, mais, euh...
B: Vous avez des enfants?
A: Non.
B: Ah, si vous en aviez vous sauriez. Là vous n'en avez pas donc vous ne savez pas.
A: Ah ok.
B: Vous savez, à une époque, j'étais comme vous; je croyais tout ce qu'on disait. Par exemple, je croyais fermement qu'on pouvait éduquer ses filles pour qu'elles ne soient pas girly, pour qu'elles soient pareilles que les garçons. Mais ensuite j'ai eu Phlox, et peu à peu j'ai compris que j'avais tort. Je l'observe beaucoup, vous savez. Elle est naturellement attirée par le rose, et déjà à deux ans elle m'aidait avec enthousiasme à mettre la table et à nettoyer la maison.
A: Bon, ben faut croire que les essentialistes ont raison alors.
B: A une époque, je pensais qu'il n'y avait pas d'instinct maternel, que c'était juste un mythe, mais quand j'ai pressé Phlox contre ma poitrine pour la première fois, que j'ai retiré mon soutien-gorge pour sortir mon téton et que...
A: Sinon on peut changer de sujet, aussi, c'est toujours possible.
B: J'adore mes enfants.
A: Ah bon? C'est marrant, j'aurais jamais deviné.
B: Vous, vous détestez les enfants, non?
A: Non, je...
B: Ben si, vous les détestez, vu que vous passez votre temps à critiquer tous les livres qu'ils aiment.
A: Je n'ai rien contre les enfants.
B: ALORS OU SONT VOS ENFANTS?
(etc.)

J'exagère à peine, et n'allez pas croire que ce genre de conversation se restreint aux after-party passablement éméchées après une longue journée de communications. Non non. Ca peut arriver à tout moment, comme par exemple lors de la séance de questions en plein milieu d'un colloque international.

Voici un exemple réel (et promis, non exagéré) d'un argumentum ad parentum d'une magnitude assez stupéfiante entendu l'année dernière lors d'un colloque.

La communication présentait une lecture marxiste du mythe du Père Noël. Juste après, une main s'est levée, avec au bout une dame entre deux âges, qui a posé, texto, la question suivante:

'Vous avez des enfants?'

La femme relativement jeune qui venait de présenter a tellement écarquillé les yeux qu'on a cru qu'ils allaient tomber à l'intérieur de son crâne et qu'il faudrait qu'on les lui remette en place dans la tête en les collant avec de la cire à l'instar de l'épisode de la poupée dans Les Malheurs de Sophie. Finalement elle a balbutié: 'Euh, je... je ne crois pas que c'est une question à laquelle je devrais répondre.'

Pas du tout perturbée, la dame a repris: 'Bon, d'accord. Mais c'est juste que franchement, vous parlez de toutes ces choses-là, mais moi j'ai des enfants, et vous ne prenez pas du tout en compte la magie de Noël, ce moment magnifique pour eux, ça se voit dans leurs yeux...'

Ca se voyait surtout dans les yeux de la présentatrice qu'elle était prête à assommer la questionneuse à coups de MacBookAir. Donc apparemment il y a des gens pour qui ça ne pose aucun problème, en plein milieu d'un colloque universitaire, de partir dans des exemples tirés de leur propre expérience fortement originale d'avoir dupliqué la moitié de leurs gènes à l'aide d'une personne de l'autre sexe. Et, encore pire, de demander comme ça, cash, à la personne en face d'eux, si elle a, elle aussi, réussi cet incroyable exploit.
  
Et si la jeune femme ne pouvait pas avoir d'enfants? Et si elle avait perdu un enfant? On n'a pas franchement envie d'entendre ce genre de révélations en plein milieu d'un colloque. Et si elle ne voulait tout simplement pas d'enfants? Est-ce que ça invaliderait sa lecture marxiste du mythe du Père Noël? Même quand les gens ne demandent pas directement si la personne a des enfants, l'argumentum ad parentum est sans doute plutôt douloureux pour les universitaires qui pour des raisons qui leur sont propres n'ont pas voulu ou n'ont pas pu avoir d'enfants, et/ou ont eu des expériences parentales plutôt traumatisantes, et n'ont aucune envie d'en parler. Oui, il est possible qu'ils continuent leurs travaux théoriques sur l'enfance et la littérature jeunesse sans qu'on leur assène à longueur de temps qu'ils sont incomplets sans la pratique et l'expérience de la parentalité. 

A ce que je sache, dans les congrès internationaux sur les hémorroïdes, on demande rarement à un spécialiste, 'Eh, scusez-moi, mais est-ce que vous avez vous-mêmes des hémorroïdes, hein?' Mais le fait est qu'en éducation, et en littérature jeunesse, ce genre de questions est chose courante. (Enfin, concernant les enfants, hein, pas les hémorroïdes. Ca serait encore plus chelou.)

Bref, non à l'argumentum ad parentum, pour les raisons suivantes et tant d'autres:

  • L'argumentum ad parentum fait la joie des réacs. Une constante de ce genre d'argument, c'est la justification implicite du patriarcat, de la 'peur de l'étranger', etc. Même des gens un minimum intelligents arrivent à dire, apparemment innocemment, qu'en 'observant' leurs gamins ils ont 'bien vu' que les garçons préfèrent les fusils ('Même quand je lui donne des poupées il en veut pas! alors!'), que leurs bébés ont plus peur du facteur noir que de la boulangère blanche, etc., et hop on retourne tous à l'essentialisme le plus primaire dans la joie et la bonne humeur. 
  • L'argumentum ad parentum est une forme de discours religieux, dans le sens où il est impossible de le réfuter. Si tu n'es pas Parent, tu ne peux pas Savoir car tu n'es pas Parent. Si tu es Parent, cependant, il t'est aussi impossible de Savoir, car tu ne te rends pas compte que mes enfants ont plus raison que les tiens. Tout ce que tu peux dire c'est que tu tolères ma foi avec respect, mais que tu appartiens quant à toi à la Secte des Non-Parents, ou à la Secte des Parents-Qui-Ont-Des-Enfants-Qui-Ne-Sont-Pas-Les-Miens, et dans les deux cas tu ne peux pas Savoir. 
  • L'argumentum ad parentum puise son origine dans la conviction intime et délirante qu'il est impossible que mes propres enfants aient tort, soient sous influence, ou soient déficients de quelque manière que ce soit. Si Toscane, Amaryllis et Cyprien agissent de cette manière, c'est parce qu'il est de l'ordre de la Nature de l'Enfance d'agir ainsi. Ils sont les porte-étendards de la Vérité de l'Enfance. Si je les observe avec attention, j'entrerai en contact avec le concept d'enfance dans toute sa pureté. Et c'est un concept magique et mystique (qui change brutalement, d'ailleurs, à l'adolescence; c'est beaucoup plus marrant d'écouter les parents se plaindre de leurs ados).
  • Personne n'aime l'argumentum ad parentum, même ceux qui s'y adonnent avec le plus d'énergie. D'ailleurs c'est sans doute eux qui haïssent le plus ce type d'argument - quand ce sont d'autres Parents qui l'utilisent. Ca se voit dans leurs sourcils tout froncés que ça les énerve à fond quand quelqu'un d'autre a le culot de sortir un argumentum ad parentum avant eux. Ca se voit qu'ils ont envie de s'écrier: 'Hého! C'est mon argument, ça!'. Et de donner leur version des faits à eux, la seule vraie, pure et véritable Image de l'Enfance. 
Parfois il s'engage un match de ping-pong verbal entre deux adeptes de l'argumentum ad parentum ('Mais moi ma fille...' 'Alors ça c'est très intéressant, parce que moi mon fils...') qui superficiellement s'attache à formuler un argument universitaire, mais qui en fait tend à démontrer la supériorité de l'un sur l'autre quant à ses nombreuses réussites en tant que parent d'enfants en tous points superbes.

L'argumentum ad parentum se décline en argumentum ad grand-parentum, tantum et onclum, marrainum et parrainum, et enfin le trop mignon argumentum ad grande-soeurum ou grand-frerum, qui est particulièrement développé chez les doctorants qui s'imaginent avec angoisse qu'ils faut qu'ils s'y mettent s'ils veulent entrer dans la clique. Dont moi.

Les questions qui contiennent un argumentum ad parentum ne sont pas des questions, ce sont des histoires de famille. Les réponses qui contiennent un argumentum ad parentum ne sont pas des questions, ce sont des histoires de famille. L'argumentum ad parentum n'est pas un argument, c'est une anecdote.

Ca ne me dérange pas le moins du monde d'écouter des histoires de famille et des anecdotes rigolotes à l'heure du café et des gâteaux. Mais quand je vais à un colloque je veux être libre d'analyser le sexisme et la discrimination raciale présents dans le livre préféré de ta gamine sans que tu le prennes comme une attaque personnelle contre son goût littéraire. Je veux être libre de dire que la fascination qu'on a pour l'enfance est due davantage à un déplacement d'angoisses existentielles qu'à la valeur objective des êtres humains qui les cristallisent, sans m'entendre dire que je comprendrai un jour quand je serrerai le fruit de mes entrailles gluant de placenta (ou pire) entre mes bras tremblants.

Ah oui, et les épisiotomies, si on pouvait éviter le sujet. Si possible.

Parce que j'ai fini par googler le truc l'autre jour et je...?

episiotomy

 Hein?

mercredi 9 octobre 2013

Quand tu seras adulte, tu écriras des livres pour adultes?

Pour une fois et exceptionnellement, je vais tenter de répondre sans sarcasme à l'éternelle question - "Est-ce que tu comptes un jour écrire pour les adultes?". Attention ça va être difficile.

En tant qu'auteur jeunesse, évidemment, c'est LA question qui agace. Même si le type qui la pose déploie des trésors de tact (ce qui est rarement le cas), on comprend bien l'implication de la question, qui est que la littérature jeunesse est 'moins bien', et qu'il devrait y avoir évolution naturelle vers la littérature adulte si on est un minimum intelligent.

Je vais pas m'auto-saouler à répondre que la littérature jeunesse est une forme littéraire plurimorphe et sophistiquée qui permet d'aborder des thèmes avec une grande liberté, parce que si vous n'avez toujours pas compris que c'est mon avis, relisez mon blog depuis le début, ou alors le fameux speech de Philip Pullman.

Je vais en revanche parler d'un contexte dans lequel cette question est un tout petit peu valable: quand elle est posée à des auteurs plutôt jeunes, qui ont commencé à publier des livres pour enfants quand ils étaient eux-mêmes à peine sortis de l'adolescence, ou même pas.

One such fine example of author, Christopher Paolini (© Rafael A. Ribeiro)
Comme Christopher Paolini (© Rafael A. Ribeiro)
Dans ce cas-là, la question peut avoir un sens. On peut se dire, en effet, que le jeune auteur écrit de la littérature jeunesse parce qu'il est lui-même très jeune - donc logiquement, il parle des sujets qui l'intéressent, qui sont liés à l'enfance et à l'adolescence. Mais au fur et à mesure que le mini-auteur grandit, il se pourrait bien qu'il se prenne d'intérêt pour des sujets plus 'adultes' (on se demande ce que ça veut dire, mais bon) et qu'il sera alors forcé de refléter ces nouvelles préoccupations dans son écriture.

Ce n'est pas une suggestion idiote. Oui, peut-être en effet que quelqu'un qui n'est pas tout à fait adulte pour le moment va voir ses centres d'intérêt se modifier, et être pris du désir soudain de parler de ses nouvelles angoisses - de sa libido, de ses problèmes professionnels, de son bonheur matrimonial, de sa crise de la quarantaine et de ses soucis d'incontinence. Etant donné que ces sujets ne fascinent pas particulièrement les enfants, il faudra que les bouquins s'adressent à des adultes.

Dans ce contexte, la question n'est donc pas complètement une attaque littéraro-personnelle. Mais elle reste inutile. Qu'est-ce que je peux te répondre? "Ben j'en sais rien". Si je n'ai pas encore eu l'expérience des trucs dont tu me parles, comment je peux savoir si je vais avoir envie de les translater en roman? Oui, c'est possible que ça arrive. C'est aussi possible que je me prenne de passion pour les setters irlandais au point d'écrire la Grande Encyclopédie de l'Eleveur de Setters. Mais pour l'instant ça ne s'est pas encore fait.
The cover of my future book. (©Luis Miguel Bugallo Sánchez)
La couverture de mon futur livre. (©Luis Miguel Bugallo Sánchez)
Mais il est aussi fort possible que ces problèmes d'un ennui mortel nouvelles préoccupations liées à l'âge adulte ne s'accompagnent pas d'une folle envie d'écrire de la fiction à leur sujet. L'écriture de romans n'est pas le seul truc que je fais dans ma vie. Je suis aussi universitaire, je suis aussi bavarde, lectrice, dessinatrice de vagues gribouillages à mes heures, etc. Il est tout simplement faux de penser que toutes mes expériences présentes, passées et futures vont être canalisées par l'écriture de romans.

Il est réductif et incorrect de penser que les gens écrivent seulement sur ce dont ils ont l'expérience. Pire encore, de penser que l'évolution de leurs expériences va 'naturellement' les pousser à écrire des tas de romans sur ce qui leur arrive, comme s'il n'y avait aucun autre moyen d'évacuer la pression. Je peux avoir dix mille raisons de vouloir traiter par la fiction de thèmes liés à l'enfance, et dix mille raisons de ne surtout pas utiliser ce format pour gérer les 'nouvelles expériences' de l'âge adulte.

Il y a une espèce de mystique autour de l'Auteur; on s'imagine que l'écriture est une sorte de processus holistique et compulsif, comme s'il était impossible pour un auteur de maintenir une division entre vie privée et vie professionnelle, d'avoir des expériences indépendantes, des pensées et des préoccupations qui ne se retrouveront jamais dans leurs ouvrages.

Je me méfie des muses et des cadeaux qu'elles apportent. Ca reste des livres, pas des rêves. Ce n'est pas de l'écriture automatique, c'est un travail structuré, modelé aussi par les éditeurs, corrigé par les correcteurs et formaté par le département du marketing. Je ne suis pas le scribe psychotique et incontrôlé de mes moindres expériences, je fais des choix délibérés quant à ce que je veux aborder par la fiction et par d'autres moyens.

Si je commence à écrire 'pour les adultes', et évidemment que ça se pourrait tout à fait, ça ne sera pas parce que je serai soudain possédée par des expériences qui 'demandent' à être écrites. Ce sera parce que j'aurai évalué que certains de mes intérêts peuvent être explorés de cette manière, si et seulement si ce nouveau 'format' m'apporte un enrichissement personnel et de nouvelles perspectives de carrière.

dimanche 6 octobre 2013

La bande-son du roman, tragédie en un acte

Etant d'un naturel moqueur, ça fait un certain nombre d'années que je me marre dans mon for intérieur de cette mode juste tendance, trop facheunne et tellement in qu'adoptent certains auteurs en postant sur leur blog des 'bande-son' de leurs romans.

C'est plus ou moins Stephenie Meyer qui a popularisé la chose avec Twilight, vu que l'hormonale Mormone, au grand dam de tous les amateurs de Muse et de Placebo, en a fait des groupes-z-à-minettes en les dénonçant comme les inspirateurs de ses histoires de vampires clignotants, à grand renfort de 'playlists' de ses romans.

du coup ils tirent un peu la tronche

Mais docteur Clémentine, c'est quoi la bande-son d'un roman? 
(t'as vu comment je m'auto-appelle docteur; oui oui)

La bande-son d'un roman, c'est à mon humble avis un mélange entre ces trois trucs:
  • Des chansons que l'auteur écoute vraiment en écrivant
  • Des chansons que l'auteur écoute vraiment, mais pas en écrivant
  • Des chansons qui ont plus ou moins un rapport avec le roman, par exemple que des personnages écoutent dans l'histoire
  • Des chansons que l'auteur aimerait bien qu'on croie qu'ilouelle écoute vraiment, en écrivant ou pas, mais qui en fait le ou la gonflent un peu, mais qui sont 'achement tendance, et qui lui ajouteront publiquement des points de branchouillitude et de coolitude, alors que si vraiment ilouelle mettait les chansons qu'ilouelle écoute en vrai de vrai, ça serait une longue succession de Jean Ferrat, Beethoven et Reggiani, ou alors des trucs des années 80 inavouables.
Etant également d'un naturel cynique, il m'arrive de penser que le quatrième point est souvent le plus constitutif de ce genre de playlists, mais passons. La bande-son est généralement composée d'une quinzaine de chansons, et elle est posée là sur le site de l'auteur comme un oiseau, sur une page spéciale, attendant que quelqu'un passe et la lise et... euh... fasse quoi avec?

On se le demande avec force gratouillage de menton. Que suis-je censée faire, auteur, avec ta bande-son? L'écouter en lisant le livre? L'écouter avant? Après? En écouter des petits bouts? Parfois il y a même une chanson par chapitre. Oulà c'est du sérieux là, on rigole plus, c'est limite une prescription de lecture. Mais alors qu'est-ce que j'en fais de cette chanson par chapitre, je l'écoute en boucle pendant tout le chapitre? Elle va commencer à vraiment me lourder au bout d'un moment. Et puis si j'aime pas écouter de la musique en lisant (comme c'est le cas), je fais quoi?

Bref de bref, j'étais absolument môqueuse au sujet hilarant des bande-son, et je faisais des pff! et des pfshâ! en lisant les blogs de ceux qui avaient cédé à la mode. 

Et voilàtipa que...

[T'as vu comme j'ai présenté l'histoire façon tragédie classique, la fille qui est dans la démesure et l'aveuglement, et d'un coup Hippolyte arrive et elle tombe amoureuse alors que c'est le fils de son mec/ un messager arrive et lui annonce qu'elle a tué son père au coin d'une route et couché avec sa mère pendant douze ans, etc]

Et voilàtipa donc qu'un beau jour, Tibo Bérard, charmant éditeur sarbacanien, m'envoie un email de cette teneur:
Ah oui et aussi il me faut ta bande-son pour Comme des images
 Moi:
Que-oi?
Lui: 
Ben oui, tous les romans Exprim' ont une bande-son au début, avec les chansons qui t'ont inspiré le livre, etc.

Ahokaydak. J'avais à peine remarqué, mais elle est là, bien nichée au début de chaque roman de cette par ailleurs excellentissime collection dont je suis papeufière de faire partie l'année prochaine avec Comme des images (si t'as suivi ma vie tu sais de quoi je parle, sinon tu cliques sur les liens).

Moi:

Ah oui alors malheureusement le problème c'est que je ne connais aucune chanson. En plus d'ailleurs je ne sais pas du tout ce qu'est une 'chanson'. J'ai vaguement entendu parler de ce concept un jour mais j'ai oublié cekcé, et ma recherche Google ne donne rien du tout. Donc désolée ça va pas être possible. 

Tibo:

Aboule la playlist. 

Moi:

Pas ce soir, j'ai championnat du plus gros mangeur d'escargots.

Tibo:

Aboule.

Moi:

Je peux sous-traiter l'écriture de la playlist à l'un de ces richissimes nigérians qui m'écrivent toutes les heures pour m'implorer de transférer leur argent sur mon compte? 

Tibo:

Non. 

O douleur! O tristesse! Me voilà, telle Phèdre et Oedipe, immédiatement plongée dans les tréfonds de l'angoisse. Car j'ai été partiellement malhonnête. Ce n'est pas seulement que je trouve le concept de playlist de roman parfaitement risible, c'est aussi que j'ai un complexe d'infériorité fortement incapacitant lié à un secret inavouable. 

Ce secret, c'est le suivant: j'ai un goût de chiotte en musique. Voilà. C'est dit. Ma bibliothèque iTunes est inécoutable par quiconque qui n'est pas moi. Mon pire cauchemar est qu'un inconnu s'en empare pour la fuiter sur Internet, me condamnant à l'exil à vie avec les yeux percés tel l'incestueux susmentionné. 

Après cet échange, je passe donc trois ou quatre heures à ronger tous mes ongles de mains et de pieds en réfléchissant aux options possibles:
  1. Demander à la sister, qui est la coolitude incarnée, de me faire une playlist pour Comme des images, qu'elle a d'ailleurs lu, dévoré et adoré, étant une personne de très bon goût et parfaite en tous points.
  2. Faire la technique dite 'de mes étudiants en licence': envoyer à Tibo un fichier corrompu, et ensuite faire genre je ne reçois aucun de ses emails disant 'Je n'arrive pas à ouvrir le fichier'.
  3. Partir loin, très loin, et ne revenir jamais, à la manière de Simba dans Le Roi Lion, quitte à vivre pour toujours avec phacochère puant et un suricate hystérique.
  4. Aller sur ma bibliothèque iTunes et enlever le pire pour ne laisser que l'acceptable. 
Etant d'un naturel honnête, j'ai opté pour la dernière option. J'ai consciencieusement passé ma bibliothèque de musique au crible de l'évaluation de mon humiliation publique. Malheureusement, le crible était trop fin. Je n'ai rien récupéré à la fin. J'ai recommencé avec un filtre un peu plus gros, et cette fois il en est tombé une quinzaine de chansons que j'ai empaquetées avec soin et expédiées à Tibo sous la forme d'une bande-son.

Réponse:

Ah oui quand même. 

Moi:

Je t'avais prévenu. 

Là je crois que Tibo a porté le deuil pendant huit jours. Mais tant pis, c'est fait, la bande-son la plus humiliante de l'histoire de l'humanité va bientôt être imprimée en première page de mon prochain bébé. Il est fort possible que cette bande-son à elle seule fasse s'écrouler d'un coup la réputation de modernité transgressive de la collection Exprim' que Tibo a patiemment tissée depuis son arrivée, mais il est aussi possible qu'elle me fasse entrer direct chez Nostalgie comme Reine-DJ de la nuit.

Fin de l'histoire!

Et vous pensez pas que je vais vous dire de quoi elle est composée, quand même? Je ne suis pas l'une de ces auteurs, moi, msieur-dame! Vous achèterez le livre et puis vous verrez bien.

En attendant, toi, auteur de playlists en accompagnement de tes romans, lâche tes coms pour me raconter un peu pourquoi tu me fais ça à moi, handicapée du goût musical, quelle joie tu en retires, quels espoirs se nouent dans cette liste de chansons fortement chébran, et quel est l'usage que tu espères qu'on en fasse. 

mercredi 2 octobre 2013

Post-doc blues



Me voilà arrivée à un stade dans ma longue marche vers la maturité où je peux soudain m’identifier au problème existentiel analysé et narré par la plus grande théoricienne des complexités de l’âme humaine, j'ai nommé Britney Spears


‘Je ne suis plus une petite fille, pas encore une femme’

Ou plutôt, ‘Je ne suis plus doctorante, pas encore prof’. N’étant malheureusement pas pourvue des mêmes courbes, et ayant une peau fortement mélanomisante, je préfère ne pas aller me dandiner au sommet d’une montagne pour tenter de résoudre britnéiquement cette crise identitaire. Mais la question continue à se poser : que se passe-t-il donc dans ce no man’s land indéfini de mi-chemin entre A et B qu’on appelle post-doc ? 

Déjà, je vous ferai dire qu'il est parfaitement absurde de ne plus être étudiant. Ca faisait vingt-quatre ans que j'étais étudiante, après tout. Bon, ok, quelques-unes de ces années j'étais bébé, mais ma mère, n'étant pas particulièrement fan des êtres non-parlants, a fait de son mieux pour me faire perdre cette détestable habitude le plus vite possible et m'envoyer à l'école.


Et d'un coup, tadam, tu t'y attends pas du tout, et on t'apprend que tu n'es plus étudiante. Pour moi, ça s'est passé le jour de ma soutenance de thèse. Je pensais que tout se passait bien et tout, mes examinatrices me disaient bravo, trankil quoi, et tout à coup, je cite:

A partir d'aujourd'hui, vous n'êtes plus étudiante, et vous ne serez plus jamais étudiante. Enfin, sauf si vous décidez d'étudier quelque chose d'entièrement différent plus tard dans votre vie. 

Rien ne m'avait préparée à ce choc; je n'étais pas prête. D'abord j'ai tenté de limiter ma réaction instinctive de panique en imaginant tous les trucs divers et variés que je pourrais faire quand je reprendrais mes études d'ici deux, trois jours: une licence de Klingon, un master de Point de Croix, un doctorat en Etude des Sous-Verres. Mais c'était déjà trop tard, ma directrice de thèse est venue avec des ciseaux me couper ma petite tresse de jeune padawan et ça y est, je n'étais plus étudiante, c'était la fin.


Désormais me voilà dans une situation étonnante: je ne suis plus sous les ordres de personne. Les profs ont toujours quelqu'un au-dessus d'eux pour leur dire s'ils font bien leur boulot ou pas, à grand renfort de statistiques et de coupes de budget, mais mon propre contrat de post-doc (un Junior Research Fellowship, pour être précis; un truc oxbridgesque un peu fantasque) ne précise absolument pas ce que je suis censée faire des trois prochaines années.

Bon, disons qu'il est implicite que je ne vais pas passer ces quelques mille jours à améliorer mes techniques d'esquive de peaux de banane sur Mario Kart, mais limite. Je ne suis pas obligée de publier un monographe, d'écrire un certain nombre d'article, de faire un certain nombre d'heures de cours ou d'aller à des colloques. Je fais c'que j'veux d'abord, enfin disons que je continue mes recherches, et comme j'ai eu un entretien où ils ont pu s'assurer que je ne suis pas une totale kamikaze, ils ont dans l'idée que je vais faire en sorte d'améliorer mon CV comme je le peux (et comme je le veux) ces trois prochaines années.

Not this.
Pas comme ça.
Mais malgré cette outrageante et glorieuse liberté, je passerai aussi les trois prochaines années à poster des dossiers de candidatures diverses et variées pour obtenir un vrai poste permanent, un poste sans doute beaucoup moins confortable et beaucoup plus bureaucratique, qui m'entraînera dans un tourbillon de formulaires à remplir, de CV à compléter, d'éminents professeurs à soudoyer à l'aide de macarons Ladurée (je les recommande chaudement), et de virements mensuels vers mon compte-épargne. J'écrirai sans doute des articles qui m'intéressent bof mais qui risquent d'être publiés au détriment d'articles qui m'intéressent fort mais ont peu de chance de l'être.

The bribery that always works.

Le moyen de pression numéro 1 pour réclamer une lettre de recommandation. 
 
Donc en gros je commence à peine ma carrière de mini chercheur castor junior et je ne sais pas trop si je devrais essayer de profiter à fond de trois années supraconfortables et d'une liberté totale, ou m'accabler de memento-mori: ce boulot n'est qu'un sas de décompression avant l'entrée dans un marché du travail universitaire surpeuplé, où les postes fondent encore plus vite que le Pôle Nord, et où la stratégie de Britney Spears de gigoter à moitié à poil en haut d'une montagne semble un moyen tout à fait raisonnable de lutter contre l'étrange désespoir de cette parenthèse enchantée.