mercredi 16 décembre 2015

Eugène et Tatiana

Je signe aujourd'hui mon sixième contrat avec Sarbacane - déjà pas mal de livres à deux girafes sur mon étagère. Et celui-ci, venant juste après Les petites reines, est particulièrement poignant - et stressant - à signer...



Merci pour cette passionnante photo. De quel contrat s'agit-il? 

De celui de mon prochain Exprim'.

Et qu'est-ce que c'est que ce prochain Exprim'? 

Alors...

Foire aux Questions:
  • C'est une suite aux Petites reines? Non. 
  • Dis-moi au moins que c'est drôle! Par endroits.
  • C'est glauque comme Comme des images? Non.
  • C'est dur comme La pouilleuse? Non.
  • Il y a des réseaux sociaux dedans et des messages importants sur l'apparence? Euh... non. 
  • Mais je vais bien l'aimer quand même? J'espère.
C'est quoi alors? 

C'est un genre tout nouveau pour moi: une histoire d'amour, tout simplement.

Enfin, tout difficilement, évidemment. Puisque c'est une histoire d'amour.

D'amour heureux?

Il n'y a pas d'amour heureux. Ecoute Françoise.



Disons qu'alors que toutes les histoires de haine se ressemblent, chaque histoire d'amour est (mal)heureuse à sa façon. Celle-ci ne fait pas exception.

Celle-ci, c'est peut-être non pas une, mais deux histoires d'amour, avec un écart au milieu. La première, c'est celle qui s'est mal terminée il y a dix ans. La deuxième, c'est celle qui pourrait commencer quand Eugène et Tatiana se recroisent par accident.

La première fois ils avaient quatorze et dix-sept ans, la deuxième vingt-quatre et vingt-sept. Qu'est-ce qui a changé? Qu'est-ce qui reste?

Et comment ça s'appelle ce livre-là? 

Comme ça:


Cool. Et il sort quand? 

En septembre 2016.

Mais dis donc, Eugène et Tatiana ça me dit quelque chose. Tu les as volés où ces noms-là? 

A Pouchkine. Songe à la douceur est librement, mais très fortement, inspiré d'une histoire qui me hante depuis que je l'ai rencontrée il y a bien des années: Eugène Onéguine - à la fois le poème de Pouchkine et l'opéra de Tchaïkovski.

L'histoire originale est pleine de passion, de sarcasme, de poésie, de clichés, de spleen, de mort, d'amitié, de rêves et d'occasions manquées. C'est donc une histoire, sans doute la plus grande histoire jamais écrite, sur l'adolescence... 


Et de la même manière que l'original - pas pour 'faire comme', mais parce qu'il était impossible de faire autrement - Songe à la douceur est un roman intégralement en vers.

En VERS?

Libres. 

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Rendez-vous donc en septembre 2016... et avant ça, bien sûr, pour des extraits et d'autres détails. En attendant, joyeux Noël, et un de ces jours, promis, je fais un débrief de Montreuil. Mon excuse pour l'actuelle inactivité de ce blog, c'est que je suis dans les cartons et que j'ai des cours à préparer... et que jusqu'à aujourd'hui, j'avais un premier jet de roman à finir. Mais drôle de coïncidence, je l'ai fini ce matin juste avant de signer le contrat...


Пока!

dimanche 29 novembre 2015

Avec et sans vous

Pour des raisons évidentes, je n'ai pas posté le deuxième billet sur les passions de l'âme le dimanche après les attentats - on avait d'autres choses à faire que de pleurer sur le sort d'auteurs/illustrateurs jeunesse ce jour-là - et puis je n'étais toujours pas super motivée pour le poster dimanche dernier. Comme cette fin d'année va être un peu particulière pour moi, entre déménagement, nouveau boulot et écriture, je reprendrai sans doute la série en janvier 2016.

En attendant, comme tout le monde, je continue à digérer l'après du 13 novembre. C'est étrange d'observer tout ça depuis ma campagne anglaise, ma tranquille ville médiévale, où la plus grande menace reste de se recevoir une gargouille sur la tête par grand vent. Encore une fois, comme pour Charlie, j'ai eu l'impression d'être avec vous, mais sans vous: je n'étais pas là au pire des moments, je n'ai rien partagé, ou si peu, avec vous. Du coup je me suis endeuillée toute seule devant mon ordinateur.

Heureusement, il y a Facebook, il ne faut pas avoir honte de le dire: pour les Français de l'étranger Facebook a été une vraie bénédiction cette année. Grâce aux réseaux sociaux on a eu quand même un peu eu l'impression d'être là-bas. Mais ça reste imparfait, immatériel. On voit et on lit mais on ne vit pas vraiment les événements. Du coup, gros désir de retourner 'au pays': avec mes collègues français ici, on s'est dit beaucoup ça, ces jours-là: on voudrait être à Paris. Et on s'est beaucoup retrouvés entre nous. Expérience commune à tous: la distraction constante, l'incapacité à se concentrer, qui n'est évidemment pas reflétée par nos collègues - les Anglais ont été absolument adorables et on a reçu des dizaines de messages, mais évidemment ça les touche moins que nous. Du coup, on a vécu très au ralenti ces dernières semaines.

Quelques nouvelles tout de même. Cette semaine, j'ai pu rentrer très brièvement à Paris - moins d'un jour - pour être présente à la remise du prix qu'a reçu Les petites reines, élu meilleur livre jeunesse de 2015 du magazine Lire. Je suis évidemment très très flattée de cette distinction, dont j'ai dit dans mon discours que je la partageais avec Tibo Bérard, mon éditeur, et Anaïs Malherbe, attachée communication/ presse, qui ont tellement fait pour que ce livre cycliste sorte du peloton... Je l'ai aussi dédiée à Bourg-en-Bresse, et je remercie ici les nombreuses personnes qui m'ont écrit depuis cette ville. J'en profite pour répondre aux 2 questions les plus fréquentes:

1) Le lycée Marie-Darrieussecq n'est ni le lycée Lalande ni le lycée Quinet. C'est un lycée imaginaire. Je ne veux pas faire de jaloux...
2) Oui, le restaurant Georges & Georgette est à l'emplacement de l'Auberge Bressane!
Comprendra qui connaît...

Je suis déjà en mesure de vous dire que je suis en train d'écrire un Exprim' suivant, mais il est un peu tôt pour trop en dire. Non, ce n'est pas une suite des Petites reines. Ca ne pourrait pas être plus différent...

Je serai re-de-retour à Paris la semaine prochaine pour le salon de Montreuil. Je dédicacerai le samedi de 10h à 12h chez Hachette, et le samedi et dimanche de 14h à 16h chez Sarbacane.

Et ensuite, ce sera le déménagement pour le grand Nord: j'ai trouvé une grande et jolie maison à York, où je commence un poste de maître de confs en janvier. Décembre très animé, donc, et où j'ai l'impression plus que jamais de ne plus faire que des passages express en France.

Sachez donc qu'on pense beaucoup à vous (à... nous), nous Français/es de l'étranger, malgré ce qui nous retient ailleurs - et la gentillesse et l'accueil de nos pays d'adoption. Que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur des frontières, je nous souhaite à tous un chemin vers Noël calme, pacifié, plus doux et plus affectueux que d'habitude peut-être, et confiant et responsable vis-à-vis de notre avenir commun.


samedi 7 novembre 2015

Les passions de l'âme - L'identité

J’inaugure une petite série spéciale - après l’abécédaire il y a déjà quelques années, et les excuses il y a encore plus d’années - de billets de blog autour d’un même thème. Le terme est un peu grandiloquent, mais je vais essayer de parler avec sérieux, et surtout avec le plus de simplicité possible, de ce que je vois comme des ‘passions de l’âme’ des auteurs - ces questions vaguement philosophisantes qui nous trottent dans la tête quand on pense à ce qu’on fait. Auteurs/illustrateurs jeunesse en particulier bien sûr, mais certaines ‘passions’ seront sans doute plus généralement applicables.

Je vous donne donc rendez-vous une fois par semaine le dimanche, et aujourd’hui on commence avec la question de l’identité.


promis ça va pas être trop prise de tête

Qu’est-ce que notre identité d’auteur ou d’artiste? A première vue, une identité, c’est ce qui nous fait ‘nous’, et qui ‘ne change pas’, qui reste ‘le même’ ou ‘pareil’ (l’origine du mot). Dans notre rayon - la création - c’est donc d’abord un terme qui pourrait sembler interchangeable avec la notion de ‘plume’ ou de ‘style’; on parle souvent de ‘l’identité graphique’ d’un illustrateur. Ce serait donc le ‘grain’, la ‘voix’ - cette propriété de nos textes ou de nos images que l’on estime unique à soi, et qui fait qu’on nous reconnaît, plus ou moins aisément, rien qu’en nous lisant.

‘On nous reconnaît’ - déjà je suis passée de quelque chose d’intime et d’intérieur (‘mon’ identité, je devrais en être la maîtresse) à quelque chose que l’on regarde, que l’on fixe, peut-être, de l’extérieur. Et c’est vrai que l’identité d’un créateur est en grande partie formée par le regard, critique ou bienveillant, des autres. Le problème, bien sûr, c’est que - d’autant plus en littérature jeunesse - cette identité graphique ou textuelle va devoir s’accommoder des exigences d’un marché, de nombreux ‘gardiens’ ou médiateurs, et bien entendu des lecteurs.
identité de R L Stine façon warhol

‘Mon’ identité d’auteur n’est jamais totalement la mienne. Elle est forgée à la fois directement et indirectement: directement à travers, par exemple, des requêtes éditoriales (ralentis le rythme; on veut quelque chose de drôle; tu utilises trop d’adjectifs); indirectement à travers, par exemple, notre réaction aux succès et aux échecs (ça, ça a marché la dernière fois, je vais le refaire). L’identité n’est pas quelque chose qui jaillit librement de mon for intérieur; ce n’est pas l’expression pure de mon âme; c’est une propriété médiée et influencée par de nombreux agents. D’ailleurs, je peux (et je dois) la contrôler et la modeler: on dit souvent dans le métier ‘construire’, ‘développer’ ou ‘trouver’ son identité. 


L’identité d’un auteur, je pense, est soumise à deux mouvements contradictoires. D’un côté, il y a un conservatisme intrinsèque à la ‘construction’ d’une identité. Pour peu qu’on ait développé son identité à partir d’un ou deux livres ayant très bien marché, il peut arriver qu’on se voie défini - identifié - de manière assez rigide: c’est l’auteur drôle/ politique/ qui traite de sujets de société/ qui a un vrai sens de la formule, etc. Cela se traduit souvent par des phrases du type: ‘Untel est doué pour rendre l’atmosphère des lieux’, ‘Bidule a un style très poétique’, etc.: des phrases qui nous solidifient autant qu’elles nous complimentent. Cette identité peut très bien nous convenir… Mais rien qu’en disant ‘mon identité me convient’, j’admets déjà qu’il est possible qu’elle ne nous convienne pas - qu’on ne soit pas à l’aise dans cette identification. Plaquée de l’extérieur, et peut-être - selon nous - un peu par hasard, notre identité devient pour nous une ‘étiquette’.

example d'étiquette


Donc il y a un deuxième mouvement, qui peut être en réaction au premier, et qui est celui de l’auteur qui cherche à se reconstruire ou se réinventer une identité; ou alors, à constamment évoluer, à n’être pas reconnaissable d’une création à l’autre. On devient l’auteur ‘qui est toujours là où on ne l’attend pas’ (ce qui est, paradoxalement, aussi une sorte d’identité…). Ca peut être très bien, mais je ne pense pas que ce soit satisfaisant non plus. Parce qu’on aspire toujours secrètement à une sorte de continuité; on voudrait quand même être reconnu d’une manière ou d’une autre. Ces mouvements erratiques d’un style à un autre et d’un genre à un autre, ce désir d’échapper aux ‘étiquettes’, de ne jamais ‘se ressembler’, peuvent devenir un moyen de fuir ou de trahir son identité.

Il faut se rappeler, je pense, si on est angoissé par l’idée d’être ‘étiqueté’, que l’identité, même imposée de l’extérieur, est en réalité difficile à définir. On peut identifier facilement quelqu’un sans pouvoir dire exactement pourquoi. Je n’ai aucun mal à identifier une illustration de Quentin Blake. Pourtant, je ne pourrais pas en écrire une ‘carte d’identité’. Je parlerais de traits zigzagants, de l’aquarelle qui déborde, du mouvement, des cheveux en pagaille… Mais cette ‘identification’ n’est qu’un portrait-robot, qui pourrait aussi pointer, par exemple, vers Tony Ross. Il reste dans ‘l’identité’ d’un auteur ou d’un illustrateur quelque chose de nécessairement mystérieux, d’indéfinissable ou d’indescriptible; de l’ordre du sensible au-delà du commercial.

L’identité d’un créateur, d’autant plus en littérature jeunesse, je pense, est angoissante parce qu’elle ne nous appartient pas entièrement - elle nous appartient parfois très peu. Nous refusons d’être définis durablement par ce que quelques livres, et les aléas de l’édition, nous ont amenés à caractériser comme notre ‘identité’. Et en même temps, nous souhaitons que nos livrent reflètent quelque chose de ‘nous’ qui soit durable et unique. Nous avons peur qu’elle nous limite, et elle nous semble souvent imposée de l’extérieur; mais en même temps nous voudrions qu’on puisse nous identifier par notre ‘patte’.


une manière d'être identifié rapidement

Le problème de l’identité de la création est le même que celui de l’identité tout court: nous oscillons entre peur de ne pas nous y reconnaître nous-mêmes, et désir d’être reconnu à travers elle. Nous voudrions que nos livres nous confirment qui nous sommes ‘vraiment’, mais nous avons le plus souvent l’impression qu’ils ne nous représentent que très imparfaitement.

Il faut se résigner à considérer notre ‘identité’ de créateur non pas comme l’expression pure d’un moi profond, qui est de toute façon un mythe, mais plutôt accepter - voire célébrer - le fait qu’elle est toujours une propriété négociée entre nous-mêmes et notre audience.

lundi 2 novembre 2015

Tribune de la Charte

Je rentre tout juste de 2 semaines de, euh, vacances (oui oui ça arrive ces choses-là, arrête de juger, toi, au fond), sans internet ou presque (joie! angoisse! terreur!), et il s'est passé, évidemment, cinq milliards de choses dont je vous entretiendrai un jour ou l'autre. En attendant, voici le lien du jour: j'ai fait scribe du mois pour la Tribune de la Charte, super initiative lancée il y a quelques mois par la Charte. Carole Trébor, je te remercie infiniment pour m'avoir proposé la plate-forme de novembre.

Ca se passe là et c'est sur la double injonction de l'auteur jeunesse, c'est-à-dire le paradoxe de se voir dire à la fois que notre travail est médiocre et sacré.

à bientôt

Clémentine

samedi 3 octobre 2015

Attaque Ad Honorém

Mon amie Alice Brière-Haquet a eu l'honneur de se retrouver chroniquée par Christophe Honoré dans sa tribune du Monde des Livres. Christophe Honoré, c'est le jeune homme aux mille talents qui est à la fois auteur, auteur jeunesse, réalisateur, et maintenant journaliste; quelqu'un qui a vraiment beaucoup de choses à prouver, donc, et le fait tout naturellement en ciblant Alice (et ce n'est pas la seule; le mois dernier, il avait étripé le premier livre d'une autre auteure).

Ce qui est bien, c'est que ce monsieur, qui a apparemment beaucoup de choses à apprendre à Alice sur la littérature jeunesse (ce n'est pas comme si Alice était auteure depuis des années et elle-même en thèse à la Sorbonne en litt-j), est aussi président du salon de Montreuil; saféplésir de savoir qu'on peut être flingué à chaque coin de couloir en décembre si on a la malchance d'avoir déplu au bonhomme.

Bref, ça m'a un peu agacée, cette chronique très raide, très basse, très lâche, très digne de gros caïd de cour de l'école qui terrorise les plus petits que lui. Donc voici ci-dessous une petite réponse en-chantée à notre héritier de Jacques Demy, avec quelques suggestions pour ses prochaines victimes.

La réponse d'Alice, plus argumentée... est ici.  







jeudi 1 octobre 2015

Refuges, d'Annelise Heurtier

Nous interrompons nos programmes pour, une fois n'est pas coutume, une chronique (ou plutôt quelques pensées) sur le roman Refuges, d'Annelise Heurtier, sorti cette année chez Casterman.


Ca fait plusieurs années que je lis des livres d'Annelise et j'ai toujours aimé son style doux, poétique, précis, et ses thèmes vastes comme le monde: elle était passée de l'Amérique ségrégationniste dans le best-seller Sweet Sixteen à la Mongolie dans Là où naissent les nuages, et même dans ses albums et ses livres pour les plus jeunes on voit l'intérêt qu'Annelise porte au monde. Elle a toujours aimé les histoires politiquement ou socialement engagées (ce qui est, comme vous le savez sans doute, l'un de mes centres d'intérêt aussi), et le fait qu'elle vive à Tahiti depuis quelques années a sans doute aiguisé son regard sur ce qui se passe très, très loin de la métropole.

Avec Refuges on voyage à Lampedusa, en 2006, où viennent s'entrelacer les récits de plusieurs vies. Celle de Mila, jeune Romaine née en 1989 (je le dis juste parce que c'est aussi mon année de naissance tavu); et celles de Saafiya, Amanuel, Meron, Meloata, Gebriel, Pietros, adolescents érythréens que l'on suit depuis leur pays d'origine jusqu'aux côtes de la fameuse île italienne. Mila voudrait trouver à Lampedusa une légèreté, une joie de vivre qui n'existent plus dans sa famille depuis qu'un drame familial a fait sombrer sa mère dans la dépression. Quant aux ados érythréens, ils fuient tout simplement l'enfer sur terre, et rêvent de tour Eiffel et d'une vie libre.

J'ai dit que j'avais aimé les précédents livres d'Annelise, mais celui-ci est exceptionnel; non seulement dans son corpus à elle, mais plus généralement en littérature adolescente contemporaine. Ce roman, qui aurait pu être d'un consternant sentimentalisme, est absolument coruscant. A rebours des trois A de la grande majorité de la littérature ado (Action, Amour, Angoisse), il ne s'y passe presque rien. Bien sûr, les ados érythréens traversent la mer; quelques pages vers la fin sont pleines d'orages, de vagues et de terreur. Mais Annelise résiste fermement au sensationnalisme, et c'est le voyage intérieur de ces adolescents qui s'arrachent à leur pays et à leur famille que l'on suit beaucoup plus intensément. Quant à Mila, son action se résume à faire du vélo ou de la Vespa autour de l'île, et c'est au travers de ces errements circulaires que va évoluer son histoire et sa perception du monde.

L'amour... il y en a beaucoup dans ce livre, mais ce n'est pas celui, intense et capricieux, des bluettes adolescentes à la Rainbow Rowell. C'est l'amour très difficile de Mila pour une mère qui s'est enterrée vivante derrière ses lunettes de soleil; pour un père solaire et un peu désemparé; l'amour impossible pour un petit frère qui n'a pas vécu. Et puis ensuite une inclination fascinée, dont il serait faux de l'appeler sexuelle, mais très certainement sensuelle, pour la ravissante Paola qui est la Calypso de l'île et lui en fait découvrir des criques secrètes. Du côté des adolescents érythréens, il y a peu de place pour les sentiments, et pourtant la toute dernière voix sera celle, surprenante et poignante, de ce qui se fait jour quand on trouve encore un moyen de préserver son amour pour l'autre et pour l'humanité au milieu des pires angoisses.

Ce qui frappe dans ce roman, c'est quelque chose qui était déjà présent dans les précédents livres d'Annelise mais qui semble, dans celui-ci, avoir atteint son aboutissement: sa capacité exceptionnelle à l'effet de réel. L'effet de réel, c'est, comme l'analyse Barthes, cet ensemble de détails apparemment insignifiants, jetés là dans un récit par souci apparent de 'luxe' ou d'esthétique, mais qui confère une texture et une atmosphère particulière au texte l'inscrivant, pour ainsi dire, dans la droite ligne de la réalité; qui fait du récit une extension du réel.

Cet effet de réel, Annelise le développe au fil de notations discrètes, entre deux lignes de dialogue ou à travers des descriptions vives ou pensives, attirant notre attention sur, d'un côté, des objets d'une grande banalité, de l'autre, de sublimes morceaux de mer ou de falaise. Plastique, céramique, plâtre, sable, pâtisseries à la crème: on se cogne partout dans des objets divers; c'est un roman profondément psychologique et politique, mais aussi tactile et odorant.
'Ivo haussa les sourcils en signe de dénégation. Tout en se débarrassant d'un lambeau de tomate qui lui collait au poignet, il déclara:
- Franchement, c'est peine perdue. Cela nous coûterait plus cher que d'en racheter un neuf.
Mila avisa un petit bol en grès, craquelé de nervures sombres, dans lequel luisaient quelques olives à la sicilienne. Tandis qu'elle en piochait une, une idée lui traversa l'esprit:
- Peut-être que Gina Lombardi en aurait un à nous prêter?'
Ce réalisme exceptionnel, elle arrive aussi à le rendre magistralement dans ses descriptions de l'Erythrée et du voyage des adolescents. On sent une recherche faramineuse et profonde, respectueuse et passionnée, dans le soin méticuleux qu'elle prend à restituer l'atmosphère de ce pays. Mais pas seulement l'atmosphère; aussi les rêves et les espoirs de ces personnages à travers les objets qu'ils manipulent, avec (et contre) les contraintes matérielles de leur vie:
'Derrière nous se tenait Fana, le visage fendu d'un large sourire. Ses cheveux étaient tressés et perlés, relevés en une sorte de chignon dans lequel elle avait piqué un petit crayon de papier.
Du coin de l'oeil, je regardai mon père la regarder. De ses trois filles, c'était la seule qu'il considérait de cette façon. On y lisait de l'amour. De l'admiration. Fana avait eu son diplôme de fin d'études. Fana avait fait son service militaire au camp de Sawa et en était revenue. Fana travaillait pour la Patrie.
[...] Fana voulait conduire des trains. Chaque jour, à l'avant de l'une de ces locomotives à vapeur, sur l'unique ligne de chemin de fer, relier Asmara à Massawa. S'arrêter dans les petites gares, traverser les forêts d'épineux, les plaines piquées de cactus et enfin, arriver au bord de la mer Rouge, comme au bord du monde.' 
Les objets dans ce livre sont ambivalents parce qu'ils permettant au lecteur de voir, de palper, de sentir la réalité de ce monde, mais par là même on ne peut pas oublier que toute cette réalité, matérielle et sensible, est aussi un obstacle. Que ce soit le sable, l'eau, les barbelés ou même les tissus et les bois, ce sont eux qui font l'étoffe du monde et donc qui présentent aux personnages et à leurs rêves la résistance du réel. Seul le père de Mila, souffleur de verre, peut plier, transformer, vaincre, en un instant précieux, la solidité de la matière inerte: entre ses mains et au rythme de ses expirations, le verre liquide et élastique se tord et se laisse modeler.

Les personnages sont souvent minéraux, rigides et impassibles, s'opposant silencieusement aux autres comme des objets. La mère de Mila d'abord, qui
's'était coulée dans un fauteuil orange et était restée sans bouger, retranchée derrière des lunettes noires qui lui mangeaient le visage.'
Et plus tard, et plus sinistrement, un autre personnage sur l'embarcation qui emmène les adolescents à Lampedusa, 'raidie dans la même position grotesque', dormant 'les yeux ouverts'. A côté de ces personnages solidifiés, emmurés, inflexibles, la vivacité et l'énergie des autres est d'autant plus bouleversante.

Les personnages resteront séparés les uns des autres, jamais tout à fait capables de se comprendre. Il y a de la solidarité et de la coopération, et même de l'empathie, mais les voix qu'on entend sont inéluctablement cloisonnées, isolées par leurs histoires différentes et leurs perceptions du monde qui ne pourront jamais s'accorder. Comme l'île qui est le centre de l'histoire, les personnages sont insulaires, se protègent et s'enferment. Il n'est pas question ici de grands sentiments universels, mais de ce qui pousse certaines personnes, dans certaines conditions, à se rencontrer et à s'épauler. Mais jamais ce rapport à l'autre n'est présenté comme facile, et il reste extrêmement fragile.

C'est une vraie réussite, ce Refuges - tant de calme, de précision, de beauté, de mesure et de patience dans un champ littéraire (celui de la littérature ado) très intense, hyperbolique, rapide. J'espère qu'il aura tous les honneurs qu'il mérite, et je sais qu'il est déjà encensé par la critique, mais je souhaite surtout que de nombreux adolescents découvrent et savourent cette écriture dense, tranquille et biseautée d'Annelise, qui atteint ici son apogée.

samedi 12 septembre 2015

Des pages qui se tournent

Oui ça fait très longtemps que je n'ai pas écrit sur ce blog! je reviens bientôt, promis, avec même une petite série de trucs que je suis en train de préparer. En attendant, quelques nouvelles en vrac.

La grosse nouvelle de début septembre, c'était la signature du contrat de vente des droits cinématographiques des Petites reines. J'ai été sidérée de voir depuis la sortie du livre que certaines maisons de production étaient intéressées. On s'est mis d'accord - Phi-Anh NGuyen, qui est l'agent ciné extraordinaire de Sarba, a mené les opérations - avec un couple producteur-réalisateur dont on avait adoré les premières productions. C'est donc Lionceau Films qui a acheté les droits, et Benjamin Guillard est en charge de l'adaptation. Benjamin et moi avons un imaginaire et un humour étrangement similaires, donc à mon avis ça va bien se passer...

Pour fêter ça, voici quelques vélos récoltés cet été:

la petite reine couverte de 100 000 canards...

un vélo tricoté

des tas de coureurs cyclistes

eh oui, j'étais à Amsterdam.
A la rentrée je suis allée à la fête de l'Huma dédicacer en compagnie, entre autres, de Benoît Minville et de Claudine Aubrun. J'y ai rencontré le charmant Tom, du blog La voix du livre, qui est venu nous voir spécialement là-bas.



Ensuite voici des nouvelles de La pouilleuse, lui aussi sorti en allemand chez Carlsen (qui ont aussi acheté les droits allemands des Petites reines)

la couv un poil angoissante

traduction d'Annette von der Weppen

et puis aussi des nouvelles du troisième tome de mes aventuriers britons, qui vont cette fois en Américanada pour le Royal Bake-Off (le royal concours de pâtisseries!)

sont beaux tous les trois ensemble, non?

et puis aussi, tant qu'on y est, la nouvelle rigolote que le deuxième tome, The Royal Wedding-Crashers, sera traduit en français sous le nom Les royales demoiselles d'horreur. L'occasion de tirer mon chapeau (melon) à Amélie Sarn, qui traduit magistralement cette petite série.

J'ai aussi reçu une Louve en coréen!



Et puis d'autres pages qui se tournent, et d'autres horizons qui s'ouvrent: j'entre dans ma dixième année en Anglicheland, et cette dixième année me verra changer de ville. Car j'ai obtenu un poste de lecturer, sur trois ans, à l'université de York, où je commencerai en janvier 2016.

je vais pas trop être dépaysée: passage d'une ville médiévale sublime à une autre ville médiévale sublime
moi, tranquilou sur les remparts de ma nouvelle ville
J'y enseignerai des tas de choses que j'aime, à l'intersection de la philosophie et sociologie de l'éducation, et des études littéraires. C'est une grande étape pour ma carrière universitaire et je suis extrêmement heureuse d'avoir obtenu ce poste.

A bientôt pour d'autres nouvelles et d'autres billets, donc!

dimanche 6 septembre 2015

Bref, je suis auteur jeunesse

Dans la vie, au début on naît, à la fin on meurt, entre les deux il y en a qui décident d'écrire des livres pour les enfants.

Ce matin je me réveille, j'ai une super idée d'histoire, y aurait un chaton qui s'appellerait Bouboule comme mon chaton à moi, je commence à écrire, ça se passe bien à part que Bouboule me griffe l'épaule pendant que j'écris.

Arrête Bouboule je travaille


Il y a un bon feeling, j'ai le bon rythme, je commence à me demander ce que je vais faire de mes millions quand je serai publié, faudra que je m'habitue à ma vie de riche.

Je serai à la fois extrêmement riche et extrêmement généreux.

Ca y est! j'ai fini l'histoire. Ca a mis longtemps quand même, au moins vingt minutes. Je mets le titre: Bouboule le chaton cool qui tourneboule. Je sais que c'est un titre qui va plaire aux enfants parce qu'ils aiment le son 'oule'.

"Mais pourquoi vous croyez qu'on aime le son 'oule' bordel!"

Hop je l'envoie aux trois éditeurs jeunesse de France, L'Ecole des Loisirs, le Père Castor et Gallimard. Ah il y a aussi la Bibliothèque Rose mais je trouve pas son adresse. Je suis sûr qu'ils vont adorer! C'est bien leur truc!


"Regarde encore ce manuscrit pourri qu'on a reçu!"

J'attends trois jours, je les appelle, ils disent d'attendre encore, c'est exagéré, et là deux mois après je reçois une lettre.

"...n'entre pas dans le cadre de nos collections."

Je vais sur des sites d'auteurs jeunesse pour me plaindre, et là, c'est trop bizarre: il y a des auteurs pas connus et pas riches! Ils me disent de lire des livres pour enfants pour apprendre à quoi ça ressemble, et aussi d'aller voir à quoi ressemble un enfant aussi si j'ai le temps.

"Amazing!"

En fait c'est plus difficile que ce que je croyais, je bosse un peu le sujet, je me relance, cette fois j'enlève les doudous, les lapinous et les bisous, je prends plus de temps à l'écrire, je le fais relire et j'expédie Bouboule: Chaton Cow-Boy à d'autres éditeurs, et là après une autre attente, la lettre arrive, on veut bien me publier!

Champion du monde!!!!

 J'appelle l'éditeur et je lui dis:

"Aboule l'avance de 100 000 euros"

Il me dit:

"Divise ça par 100 000 et enlève 1"
Je lui dis:

"Ca me laisse pas beaucoup pour devenir riche"

Il me dit:

"Tu seras riche de rendre les enfants si heureux"

Je me dis:

"Arnaque ou bien...?"

Il me dit:



Je dis deal. L'éditeur m'envoie un contrat, c'est hyper long, je comprends rien, mais ça a l'air légal, le texte est justifié à droite. Alors c'est parti:
"Signé!"
J'ai pas fait gaffe de voir si c'était écrit si j'avais du pognon si jamais le livre se vend en ebook ou en film ou en dessin animé ou en traduction. Sur le moment, je me dis:

"J'ai d'autres choses à faire"
Mais deux mois plus tard la Corée est intéressée, on me propose 50 euros, c'était dans le contrat, je suis là:

Merde
J'ai vraiment l'impression de l'avoir dans le
 
Pas le temps d'y penser, on m'appelle, je suis nominé pour un prix!

"Champion du monde!" (bis)

La dame est charmante mais il y a un mais: 
"Vous êtes seulement nominé si vous êtes disponible pour venir le jour de la date de remise des prix."
Chelou mais j'accepte, même si ça me fait devoir prendre un jour de congé, c'est la gloire quand même. Le jour du prix, je me réveille tôt, je  -

 
 
 
 J'y suis presque!


J'arrive, on me dit:
"Les enfants vous attendent avec impatience!"
Je le savais! Je me sens


On me présente aux enfants:

"Voici l'auteur, qui va mener l'atelier pâte à sel de cet après-midi!"
 C'était pas prévu, je suis un peu dérouté, tant pis, je veux pas décevoir, 


J'ai l'impression quand même que je déçois un peu,
 
 Mais c'est pas grave, les enfants sont super heureux, je suis comblé,
 

On n'a pas parlé de mes livres, pas eu le temps, tant pis! de toute façon c'est pas moi qui ai gagné le prix, c'est John Green, je sais pas qui c'est, il est pas venu le chercher, je repars,  

 
 
 

Le deuxième TER est en grève, moi et l'autre auteur qui s'est déplacé, on fait le reste à pied,

il est plus beau gosse que moi
Y a plus de vols Ryan Air à cette heure-là, on finit la soirée ensemble, je m'aperçois que l'école lui a payé son déplacement + une journée au tarif Charte, je suis là:
"Ah bon normalement on doit être payé pour faire des interventions scolaires?"
Il me console:
"Rejoins la Charte, ça ira mieux"     



Le lendemain matin, je prends mon avion, mon métro, mon Vélib, je retrouve mon lit, je vais sur Internet, je m'inscris à la Charte, je commence à essayer de comprendre les contrats, je lis les guides de la Charte, je m'aperçois que j'aurais pas dû toucher 1,5% sans à-valoir sur la vente de mon manuscrit,


Je suis tout beau tout neuf tout fort, prêt à l'attaque, le prochain manuscrit que j'envoie à mon éditeur, je saurai mieux quoi faire, et celui d'après encore mieux, et ainsi de suite,

"Pas de provisions sur retour."
Et maintenant j'ai plein d'amis auteurs avec qui je peux parler, des grands et des petits comme moi,
ils sont fatigués à la fin des salons,

Ca commence à aller mieux.

Bref. Je suis auteur jeunesse.