samedi 3 octobre 2015

Attaque Ad Honorém

Mon amie Alice Brière-Haquet a eu l'honneur de se retrouver chroniquée par Christophe Honoré dans sa tribune du Monde des Livres. Christophe Honoré, c'est le jeune homme aux mille talents qui est à la fois auteur, auteur jeunesse, réalisateur, et maintenant journaliste; quelqu'un qui a vraiment beaucoup de choses à prouver, donc, et le fait tout naturellement en ciblant Alice (et ce n'est pas la seule; le mois dernier, il avait étripé le premier livre d'une autre auteure).

Ce qui est bien, c'est que ce monsieur, qui a apparemment beaucoup de choses à apprendre à Alice sur la littérature jeunesse (ce n'est pas comme si Alice était auteure depuis des années et elle-même en thèse à la Sorbonne en litt-j), est aussi président du salon de Montreuil; saféplésir de savoir qu'on peut être flingué à chaque coin de couloir en décembre si on a la malchance d'avoir déplu au bonhomme.

Bref, ça m'a un peu agacée, cette chronique très raide, très basse, très lâche, très digne de gros caïd de cour de l'école qui terrorise les plus petits que lui. Donc voici ci-dessous une petite réponse en-chantée à notre héritier de Jacques Demy, avec quelques suggestions pour ses prochaines victimes.

La réponse d'Alice, plus argumentée... est ici.  







jeudi 1 octobre 2015

Refuges, d'Annelise Heurtier

Nous interrompons nos programmes pour, une fois n'est pas coutume, une chronique (ou plutôt quelques pensées) sur le roman Refuges, d'Annelise Heurtier, sorti cette année chez Casterman.


Ca fait plusieurs années que je lis des livres d'Annelise et j'ai toujours aimé son style doux, poétique, précis, et ses thèmes vastes comme le monde: elle était passée de l'Amérique ségrégationniste dans le best-seller Sweet Sixteen à la Mongolie dans Là où naissent les nuages, et même dans ses albums et ses livres pour les plus jeunes on voit l'intérêt qu'Annelise porte au monde. Elle a toujours aimé les histoires politiquement ou socialement engagées (ce qui est, comme vous le savez sans doute, l'un de mes centres d'intérêt aussi), et le fait qu'elle vive à Tahiti depuis quelques années a sans doute aiguisé son regard sur ce qui se passe très, très loin de la métropole.

Avec Refuges on voyage à Lampedusa, en 2006, où viennent s'entrelacer les récits de plusieurs vies. Celle de Mila, jeune Romaine née en 1989 (je le dis juste parce que c'est aussi mon année de naissance tavu); et celles de Saafiya, Amanuel, Meron, Meloata, Gebriel, Pietros, adolescents érythréens que l'on suit depuis leur pays d'origine jusqu'aux côtes de la fameuse île italienne. Mila voudrait trouver à Lampedusa une légèreté, une joie de vivre qui n'existent plus dans sa famille depuis qu'un drame familial a fait sombrer sa mère dans la dépression. Quant aux ados érythréens, ils fuient tout simplement l'enfer sur terre, et rêvent de tour Eiffel et d'une vie libre.

J'ai dit que j'avais aimé les précédents livres d'Annelise, mais celui-ci est exceptionnel; non seulement dans son corpus à elle, mais plus généralement en littérature adolescente contemporaine. Ce roman, qui aurait pu être d'un consternant sentimentalisme, est absolument coruscant. A rebours des trois A de la grande majorité de la littérature ado (Action, Amour, Angoisse), il ne s'y passe presque rien. Bien sûr, les ados érythréens traversent la mer; quelques pages vers la fin sont pleines d'orages, de vagues et de terreur. Mais Annelise résiste fermement au sensationnalisme, et c'est le voyage intérieur de ces adolescents qui s'arrachent à leur pays et à leur famille que l'on suit beaucoup plus intensément. Quant à Mila, son action se résume à faire du vélo ou de la Vespa autour de l'île, et c'est au travers de ces errements circulaires que va évoluer son histoire et sa perception du monde.

L'amour... il y en a beaucoup dans ce livre, mais ce n'est pas celui, intense et capricieux, des bluettes adolescentes à la Rainbow Rowell. C'est l'amour très difficile de Mila pour une mère qui s'est enterrée vivante derrière ses lunettes de soleil; pour un père solaire et un peu désemparé; l'amour impossible pour un petit frère qui n'a pas vécu. Et puis ensuite une inclination fascinée, dont il serait faux de l'appeler sexuelle, mais très certainement sensuelle, pour la ravissante Paola qui est la Calypso de l'île et lui en fait découvrir des criques secrètes. Du côté des adolescents érythréens, il y a peu de place pour les sentiments, et pourtant la toute dernière voix sera celle, surprenante et poignante, de ce qui se fait jour quand on trouve encore un moyen de préserver son amour pour l'autre et pour l'humanité au milieu des pires angoisses.

Ce qui frappe dans ce roman, c'est quelque chose qui était déjà présent dans les précédents livres d'Annelise mais qui semble, dans celui-ci, avoir atteint son aboutissement: sa capacité exceptionnelle à l'effet de réel. L'effet de réel, c'est, comme l'analyse Barthes, cet ensemble de détails apparemment insignifiants, jetés là dans un récit par souci apparent de 'luxe' ou d'esthétique, mais qui confère une texture et une atmosphère particulière au texte l'inscrivant, pour ainsi dire, dans la droite ligne de la réalité; qui fait du récit une extension du réel.

Cet effet de réel, Annelise le développe au fil de notations discrètes, entre deux lignes de dialogue ou à travers des descriptions vives ou pensives, attirant notre attention sur, d'un côté, des objets d'une grande banalité, de l'autre, de sublimes morceaux de mer ou de falaise. Plastique, céramique, plâtre, sable, pâtisseries à la crème: on se cogne partout dans des objets divers; c'est un roman profondément psychologique et politique, mais aussi tactile et odorant.
'Ivo haussa les sourcils en signe de dénégation. Tout en se débarrassant d'un lambeau de tomate qui lui collait au poignet, il déclara:
- Franchement, c'est peine perdue. Cela nous coûterait plus cher que d'en racheter un neuf.
Mila avisa un petit bol en grès, craquelé de nervures sombres, dans lequel luisaient quelques olives à la sicilienne. Tandis qu'elle en piochait une, une idée lui traversa l'esprit:
- Peut-être que Gina Lombardi en aurait un à nous prêter?'
Ce réalisme exceptionnel, elle arrive aussi à le rendre magistralement dans ses descriptions de l'Erythrée et du voyage des adolescents. On sent une recherche faramineuse et profonde, respectueuse et passionnée, dans le soin méticuleux qu'elle prend à restituer l'atmosphère de ce pays. Mais pas seulement l'atmosphère; aussi les rêves et les espoirs de ces personnages à travers les objets qu'ils manipulent, avec (et contre) les contraintes matérielles de leur vie:
'Derrière nous se tenait Fana, le visage fendu d'un large sourire. Ses cheveux étaient tressés et perlés, relevés en une sorte de chignon dans lequel elle avait piqué un petit crayon de papier.
Du coin de l'oeil, je regardai mon père la regarder. De ses trois filles, c'était la seule qu'il considérait de cette façon. On y lisait de l'amour. De l'admiration. Fana avait eu son diplôme de fin d'études. Fana avait fait son service militaire au camp de Sawa et en était revenue. Fana travaillait pour la Patrie.
[...] Fana voulait conduire des trains. Chaque jour, à l'avant de l'une de ces locomotives à vapeur, sur l'unique ligne de chemin de fer, relier Asmara à Massawa. S'arrêter dans les petites gares, traverser les forêts d'épineux, les plaines piquées de cactus et enfin, arriver au bord de la mer Rouge, comme au bord du monde.' 
Les objets dans ce livre sont ambivalents parce qu'ils permettant au lecteur de voir, de palper, de sentir la réalité de ce monde, mais par là même on ne peut pas oublier que toute cette réalité, matérielle et sensible, est aussi un obstacle. Que ce soit le sable, l'eau, les barbelés ou même les tissus et les bois, ce sont eux qui font l'étoffe du monde et donc qui présentent aux personnages et à leurs rêves la résistance du réel. Seul le père de Mila, souffleur de verre, peut plier, transformer, vaincre, en un instant précieux, la solidité de la matière inerte: entre ses mains et au rythme de ses expirations, le verre liquide et élastique se tord et se laisse modeler.

Les personnages sont souvent minéraux, rigides et impassibles, s'opposant silencieusement aux autres comme des objets. La mère de Mila d'abord, qui
's'était coulée dans un fauteuil orange et était restée sans bouger, retranchée derrière des lunettes noires qui lui mangeaient le visage.'
Et plus tard, et plus sinistrement, un autre personnage sur l'embarcation qui emmène les adolescents à Lampedusa, 'raidie dans la même position grotesque', dormant 'les yeux ouverts'. A côté de ces personnages solidifiés, emmurés, inflexibles, la vivacité et l'énergie des autres est d'autant plus bouleversante.

Les personnages resteront séparés les uns des autres, jamais tout à fait capables de se comprendre. Il y a de la solidarité et de la coopération, et même de l'empathie, mais les voix qu'on entend sont inéluctablement cloisonnées, isolées par leurs histoires différentes et leurs perceptions du monde qui ne pourront jamais s'accorder. Comme l'île qui est le centre de l'histoire, les personnages sont insulaires, se protègent et s'enferment. Il n'est pas question ici de grands sentiments universels, mais de ce qui pousse certaines personnes, dans certaines conditions, à se rencontrer et à s'épauler. Mais jamais ce rapport à l'autre n'est présenté comme facile, et il reste extrêmement fragile.

C'est une vraie réussite, ce Refuges - tant de calme, de précision, de beauté, de mesure et de patience dans un champ littéraire (celui de la littérature ado) très intense, hyperbolique, rapide. J'espère qu'il aura tous les honneurs qu'il mérite, et je sais qu'il est déjà encensé par la critique, mais je souhaite surtout que de nombreux adolescents découvrent et savourent cette écriture dense, tranquille et biseautée d'Annelise, qui atteint ici son apogée.